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fruits, les regards de rêve, le ciel de soleil, les âmes de paix. C’était un tableau de piété patriotique. — M. Forain passe par-là et, aussitôt, tout se gâte. Les femmes qui causaient s’injurient en l’honneur du Panama. Les deux enfans se battent pour de bon, n’étant pas du même avis sur l’ « Affaire. » Les pêcheurs jettent leurs filets sur des actionnaires. Au large, le ciel s’est chargé, la mer s’est soulevée en tempête, le bateau qui apparaît comme le navire de l’État, chavire sous les paquets d’eau qui balayent le pont, tandis que Marianne échevelée, accrochée près d’un hublot où paraît une figure d’homme, crie : « Est-ce que vous attendez que le bateau coule pour monter sur la passerelle, mon Président ? » — Voilà ce que du Doux Pays de M. Puvis de Chavannes a fait, dans nos imaginations, le Doux Pays de M. Forain…

Au rebours, M. Caran d’Ache est si bénévole, si gai, si gemüthlich, que même ses adversaires deviennent plaisans et ses criminels sympathiques. Il a créé un type d’officier prussien délicieux. Il aime tant l’uniforme que, jusque chez l’ennemi, il l’astique et le fourbit de son mieux. Nous ne voyons plus le Poméranien barbu ou ce fat junker des caricaturistes de 1870, qui brûlaient les églises chez M. de Neuville, ou débarrassaient les cheminées de leurs vains ornemens. Le Prussien de M. Caran d’Ache est élégant, circonspect et poli, — et s’il regarde vers les pendules françaises, c’est avec une terreur, sous son sourcil, d’y voir marquer l’heure de la restitution. De même, le Cosaque de jadis, le croquemitaine broussailleux, graisseux et guenilleux, mangeur de suif et de chandelles, le cosaque de Vernet, de Grandville et de Daumier, voyez ce qu’il est devenu chez M. Caran d’Ache ! Il a laissé son masque hirsute et s’est transformé en un Amour, et non pas de ces « Amours » barbares, armés de flèches, qu’ont connus les traînards de la Grande Armée en 1812, mais un compagnon rieur et rêveur, qui illuminera Saint-Pétersbourg, et qui ne brûlera plus Moscou.

Même ses anarchistes, ses panamistes, pots-de-viniers, courtiers véreux et maîtres chanteurs, rastaquouères de tripots et escarpes des fortifs ne sont pas repoussans. M. Caran a beau les faire terribles, joindre leurs sourcils en accens circonflexes et recourber leurs bouches en arche de pont, ils n’excitent pas plus d’horreur que le Karakouche d’Alger ou le Karagueuz de Constantinople, ou le père assassin de la princesse Maleine ou Ubu Roi. Ce sont des marionnettes interloquées, des guignols soupçonneux,