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Castille et les meilleurs capitaines de mer ; la maison de Jeanne était formée de nombreux officiers de haute noblesse, de quatorze dames pour accompagner, et d’une foule de serviteurs. Les préparatifs durèrent plusieurs mois, et ce fut seulement le 24 août 1496 que l’escadre mit à la voile. Isabelle ne se sépara de sa fille qu’au dernier moment, ayant même passé auprès d’elle, à bord, les deux jours qui précédèrent le départ.

La traversée fut assez rude : deux bâtimens coulèrent en vue des côtes anglaises, et l’infante ne débarqua à Rotterdam qu’après quinze jours de navigation. Elle gagna de là Anvers et Lille, mais son fiancé ne la rejoignit que plus d’un mois après. Un tel retard était-il prémédité ? Ce n’est guère vraisemblable : on doit croire plutôt à quelque malentendu ; l’archiduc était alors en Tyrol et les communications étaient fort lentes. En tout cas, il montra dès son arrivée tout l’empressement du monde, et le mariage eut lieu le jour même de son entrée à Lille, le 18 octobre. Peu de jours après, l’union de Marguerite d’Autriche avec l’infant Don Juan fut célébrée à Anvers, par procuration. Cette princesse se rendit aussitôt à Rotterdam pour s’embarquer sur les bâtimens qui avaient amené sa belle-sœur, mais elle y fut retardée jusqu’en février soit par des avaries, soit par la violence de la mer. Notons en passant que Philippe prit si peu de soin des troupes espagnoles de l’escadre que plusieurs milliers de marins et de soldats périrent de froid, de faim et de misère sur cette côte humide et glacée. Ce désastre, qui attestait tout au moins l’incurie de l’archiduc, fut très vivement ressenti par les Rois Catholiques. L’avenir leur réservait sur les mérites et le caractère de leur gendre d’autres graves déceptions.

Philippe était un homme d’armes, robuste, sensuel, passionné pour la chasse, les femmes et les tournois. Brillant cavalier, mais peu expert en politique, conduit par ses favoris, aveuglément désireux d’acquérir par la force de nouveaux domaines sans savoir comment il pourrait les administrer, on doit le considérer comme un prince de l’âge précédent, à la fois obtus et violent, lourdement rusé, dépourvu des qualités délicates qui devenaient nécessaires, en un siècle nouveau, pour la direction des choses humaines. Il gardait les mœurs impérieuses de la chevalerie d’autrefois dont il n’avait pas les vertus héroïques, et représentait assez bien la souveraineté féodale en décadence qui allait être remplacée sur la scène du monde par la monarchie diplomatique inaugurée déjà par Louis XI et Ferdinand d’Aragon. Fastueux et