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dans ses mœurs, d’un caractère doux, d’un esprit ouvert et actif. » Nous verrons plus loin la valeur de ce jugement. Quant à Jeanne, il est assez difficile de se la représenter, au physique et au moral, à l’époque de son mariage. Le seul portrait que l’on ait d’elle, et dont la gravure est placée en tête du livre de M. Villa, est postérieur de quelques années : il date d’un temps où déjà les soucis avaient marqué leur empreinte sur son visage. Toutefois, et à défaut d’autre donnée contemporaine, nous devons dès à présent le décrire.

C’est un tableau dans le style un peu raide de la première école flamande. La Princesse est vêtue d’une robe de velours rouge, brodée d’or, à larges manches, ornée de perles et de pierres précieuses. Elle porte sur la tête une cape de velours noir qui ne laisse voir qu’une tresse de cheveux bruns : le visage est assez régulier, le front haut et un peu bombé, les yeux longs, le regard sans lueur, le nez et la bouche sans caractère. Il n’y a là ni défauts saillans, ni beauté de ligne ou de couleur. La physionomie triste, les yeux atones ne révèlent qu’une sorte de lassitude intellectuelle, une vague et douloureuse obstination. La force et la vie semblent refoulées à l’intérieur et l’âme paraît noyée dans un morne rêve : toute cette figure, à demi archaïque, demeure une énigme. Ce sont bien sans doute les traits de Jeanne, mais immobiles et froids : ils déconcertent l’étude ; ils n’ont même pas l’attrait du mystère. L’artiste, habile cependant, n’a-t-il pas su voir au-delà de cette surface indifférente ? ou bien lui était-il impossible de donner une expression à ce type inanimé ? quoi qu’il en soit, il n’apporte à l’histoire que le portrait matériellement exact d’une femme mélancolique, sans charme, maladive, dépourvue de pensée. Jeanne nous reste inconnue dans cette œuvre muette.


II

La route de France lui étant fermée pour des considérations politiques, la Princesse dut se rendre en Flandre par mer. Les Rois Catholiques voulurent, à cette occasion, donner à Philippe une grande idée de leurs ressources militaires et maritimes. S’il faut en croire les annalistes contemporains, la flotte, concentrée à Laredo pour ce voyage, comptait environ cent navires, et portait, tant en personnes de suite qu’en troupes de parade, un effectif de quinze mille hommes : elle était commandée par l’amirante de