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ne sut jamais se dégager du point de vue personnel. Il resta quand même le prisonnier de son amour-propre, de sa vanité, de ses rancunes.

Surtout ce qui lui manquait c’est l’entier dévouement aux intérêts de son pays. S’il fut plus que personne Français par l’esprit, il le fut insuffisamment par le cœur. Cela éclate dans sa correspondance avec Frédéric. Si le roi de Prusse lui envoie des vers où les Français sont traités de peuple frivole, impertinent et bavard, Voltaire y est choqué uniquement par les fautes de langue et de versification. Son indifférence aux malheurs publics se manifeste dans les circonstances les plus douloureuses et par des traits dont il faut bien dire qu’ils sont honteux. En 1742 Frédéric abandonne la France en pleine campagne. Il se trouva un Français pour féliciter Frédéric : ce fut Voltaire. « J’ai appris que Votre Majesté a fait un très bon traité, très bon pour vous sans doute… Mais si ce traité est bon pour nous autres Français, c’est ce dont l’on doute à Paris : la moitié du monde crie que vous abandonnez nos gens à la discrétion du Dieu des armées ; l’autre moitié crie aussi et ne sait ce dont il s’agit. Quelques abbés de Saint-Pierre vous bénissent au milieu de la criaillerie. Je suis un de ces philosophes…  » et il termine par ce souhait : « Puissé-je être témoin à Berlin de vos plaisirs et de votre gloire[1] » ! Frédéric s’empresse de répondre : « Si toute la France me condamne, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre.  » Il y a des cas où l’opinion du nombre est plus patriote que l’opinion des philosophes. Au lendemain du désastre de Rosbach, le vainqueur s’étant égayé aux dépens de nos troupes et ayant raillé leur fuite en vers plaisans, reçut de Voltaire ce remerciement :


Héros du Nord, je savais bien
Que vous aviez vu les derrières
Des guerriers du roi très chrétien
A qui vous taillez des croupières.
Mais que vos rimes familières
Immortalisent les beaux c…
De ceux que vous avez vaincus
Ce sont des faveurs singulières[2].


La légèreté de la forme et l’indécence du langage ajoutent ici à l’indécence du sentiment. Or en diplomatie comme ailleurs il ne fait pas bon d’être détaché de la cause pour laquelle on travaille. La première condition pour bien servir son pays, c’est de bien l’aimer.

  1. Voltaire à Frédéric, juillet 1742.
  2. Voltaire à Frédéric, mai 1759.