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Les médecins qui nous déclarent que nous sommes malades ne nous apprennent rien ; mais si M. Pobédonostzeff était plus philosophe, il se dirait que depuis que le monde est monde, il n’y eut jamais de sociétés parfaitement saines, que les plus prospères, les plus florissantes ont eu leurs maladies, et que toutes les maladies sont mortelles. Il en est des nations comme des individus, nous passons toute notre vie à nous défendre contre la mort ; notre corps est une triste machine où s’élaborent sans cesse d’invisibles poisons, et nous ne vivrions pas un jour si par un divin secret la nature n’avait mis en nous ce que les physiologistes appellent des agens de protection et les défenses normales de l’organisme. « Plus on étudie les relations de l’état physiologique et de l’état pathologique, a dit un savant professeur de médecine, plus on s’aperçoit de leur pénétration réciproque. Il n’est pas le plus souvent nécessaire d’aller chercher au loin l’élément morbifique ; cet élément est à proximité ; il s’introduit à l’instant où fléchit la vigilance de l’organisme, à l’heure où l’une des défenses qui le protègent contre les agens physiques, chimiques, infectieux, se laisse mettre en défaut. » Comme les individus, toutes les sociétés ont d’excellentes raisons de mourir ; celles qui meurent ne sont pas les plus malades, ce sont celles qui ne se défendent plus, qui s’abandonnent, qui désertent le combat et passent à l’ennemi.

— Comment l’homme moderne se défendrait-il contre ses maladies ? répondra M. Pobédonostzeff. Il en est si passionnément épris qu’il veut mal de mort aux médecins qui tentent de l’en guérir. L’homme moderne aime ses maux et il adore ses erreurs. La plus grave de toutes, celle qui engendre toutes les autres, est l’estime déraisonnable qu’il professe pour sa raison et pour les idées abstraites ; il se croirait perdu s’il ne les faisait intervenir dans toutes les affaires de ce monde : « Et cependant il n’y a que le sot pour avoir des pensées et des notions claires sur toutes choses. Les idées les plus précieuses de l’esprit humain se trouvent au fond du tableau, près de l’horizon, dans un demi-jour ; et c’est autour de ces idées confuses que les pensées lucides évoluent, s’élargissent, se développent, s’élèvent. Si on nous privait de cet arrière-plan, il ne resterait en ce monde que les géomètres et les animaux intelligens ; les sciences exactes elles-mêmes y perdraient leur grandeur, qui est faite de leurs rapports occultes avec les vérités infinies que nous ne faisons qu’entrevoir et que nous n’apercevons que par instans. Le mystère est l’apanage le plus précieux de l’homme ; ce n’est pas en vain que Platon enseignait que tout ici-bas n’est qu’une faible image de l’ordre qui règne là-haut. »