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II

— Qu’étiez-vous en Italie ?

— Paysan.

— Combien gagniez-vous par jour ?

— Dix sous et la nourriture.

— La nourriture était-elle suffisante pour vous et votre famille ?

— Non, la nourriture était pour moi seul ; les dix sous faisaient vivre ma famille.

— Naturellement, vous étiez logé gratuitement ?

— Non, je devais me loger à mes frais.

— Quand vous vous êtes embarqué, aviez-vous de l’argent ?

— Pas un sou.

— Possédez-vous du moins quelque objet de valeur ?

— Je n’ai rien.

Cet attristant dialogue est extrait d’un travail de M. Chandler, sénateur des États-Unis ; il reproduit sur le vif un interrogatoire adressé par les autorités américaines à un immigrant italien. M. Chandler a collectionné beaucoup d’interrogatoires analogues ; ce sont, d’un bout à l’autre, des aveux de misère et des propos de détresse. Cinquante francs tout au plus, et parfois rien du tout : voilà ce qu’emporte d’Italie une famille qui s’en va. Frappée, dès lors, de cette tare que l’injustice humaine attache à un certain degré d’indigence, elle se laisse entasser, craintive, avec d’autres familles aussi misérables qu’elle, dans les profondeurs des paquebots ; l’air y fait défaut pour respirer ; la place y manque pour s’étendre : il est des vaisseaux où chaque individu dispose de 66 décimètres carrés ; et l’on devine que dans cet entassement l’hygiène et la dignité humaine sont l’objet de constans affronts. Au débarquement, il faut vivre : tantôt on s’abandonne à des agens qui dilapident l’insignifiant pécule de l’émigrant, sans parfois lui procurer de travail ; tantôt on se laisse exploiter, à l’aventure, par la première demande de bras qui survient ; et tantôt enfin, la famille se disloque, et livre les enfans à des barnums, qui en font des saltimbanques, des infirmes, ou pis encore. Ces barnums s’abandonnaient, il y a quelques années, à de si monstrueux abus qu’un sénateur américain voulut couper court à leur industrie, connue sous le nom de sistema dei padroni, en