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dans Chateaubriand le père du romantisme, — le Sachem, a dit spirituellement Théophile Gautier, — et en effet, toutes les conquêtes du romantisme, j’entends les conquêtes durables, c’est lui qui les a réalisées. Il a « rouvert la grande nature fermée ; » il a étendu jusqu’aux proportions de la fresque les descriptions en « miniature » de Bernardin de Saint-Pierre ; il a revêtu de la splendeur de son coloris les descriptions « monochromes » de Rousseau ; il a mêlé son âme aux choses et elles en ont été comme renouvelées ; il a noté le premier, je ne dis pas seulement les harmonies, mais les affinités ou les correspondances qui relient l’homme à la nature ; et, Messieurs, si je n’y insiste pas, c’est que, de toutes les parties de son œuvre, il n’en est aucune qu’on ait louée davantage, ni mieux, en termes plus heureux, à commencer par Sainte-Beuve, et dans le camp même de ses ennemis les plus acharnés[1].

C’est également lui qui, en émancipant le Moi d’une contrainte deux fois séculaire, et en lui rendant la liberté de s’épancher continûment dans l’œuvre du poète, a rouvert aussi les sources du lyrisme. Le débordement de la personnalité, si dangereux dans tous les autres genres, si déplaisant surtout, est la condition du lyrisme moderne. Et, à ce propos, puisque, non content de louer et d’admirer dans Chateaubriand ce que je blâme, ce que j’ai blâmé si souvent en tant d’autres, je l’y aime, permettez-moi de vous en dire la raison. Il faut l’avouer. Messieurs, rien n’est plus déplaisant ou plus agaçant que cet étalage de soi-même. Nous nous y intéressons d’abord ; nous y prenons plaisir ; nous nous ingénions à en tirer profit. Mais bientôt nous perdons patience ! Nous nous fâchons ! Ils nous ennuient. Nous jetons là le livre. Poètes ou romanciers, quelle rage est la leur de nous prendre à témoin de leurs espérances déçues, de leurs ambitions inassouvies, de leurs rêves trompés ? Est-ce que par hasard ils croient être les premiers ou les seuls qui aient souffert ? qu’on ait trahis ? qui aient pleuré ? Et nous aussi, qui n’en disons rien, nous avons eu nos malheurs et nos déceptions, et nous n’en sommes pas plus fiers, et nous n’en faisons pas de la « littérature » ! Mais c’est précisément l’endroit où je distingue.

  1. C’est peut-être aussi qu’il y a deux ans, faisant à Rennes une conférence sur le même Chateaubriand, — où je l’avais étudié comme rénovateur du sentiment de la nature, du sentiment religieux, et du sentiment de l’art dans la littérature française, ou même européenne du commencement de ce siècle, — je n’ai pas cru possible, ni convenable, à Saint-Malo, de redire les mêmes choses, ou du moins de faire porter le développement sur les mêmes points.
    J’ai consacré encore à Chateaubriand une leçon presque tout entière de mon Évolution de la Poésie lyrique.