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le fer et le feu : il s’en est rendu compte dès le premier jour, et, comme il ne reculait jamais devant l’expression de sa pensée, il n’a pas hésité à le dire. En le faisant, il n’a été ni ancien, ni moderne ; il a été de tous les temps. Mais il s’est montré extrêmement moderne dans tous ses autres procédés. Rarement esprit a été plus exempt de préjugés et plus vraiment libre et original que le sien. Les moyens lui importaient peu, pourvu qu’ils aboutissent : aussi les a-t-il tous employés avec une parfaite indifférence, les variant à l’infini et passant de l’un à l’autre suivant les circonstances et les occasions. Un de ses grands mérites est de n’avoir jamais mis d’amour-propre à persévérer dans une voie lorsqu’il s’apercevait qu’elle était sans issue, ou que l’issue en était dangereuse. Il savait se retourner, revenir sur ses pas, prendre une autre direction. Lorsqu’il a inauguré le Culturkampf et qu’il a si fièrement proclamé qu’il n’irait jamais à Canossa, on a pu le croire un adversaire forcené du catholicisme, presque un sectaire, et il faisait partout l’admiration des adoptes de la libre pensée. Quelques années plus tard, il a eu besoin des catholiques au Reichstag et du pape pour agir sur eux : subitement l’ère des lois de mai s’est trouvée terminée, et l’intraitable chancelier n’a pas eu d’attentions assez délicates et assez fines pour Léon XIII. Il a manié avec une maîtrise sans égale tous les instrumens que les dernières inventions du progrès mettaient au service de sa volonté, et nul par exemple n’a su mieux que lui se servir et jouer des journaux. Peut-être dira-t-on que si ce ne sont pas ses procédés qui sont d’un autre temps, c’est son œuvre elle-même qui porte une empreinte peu moderne ; mais son œuvre, c’est l’Allemagne, et l’Allemagne échappe, semble-t-il, à ce reproche. Avec un tel homme, il ne faut pas se payer de mots, car il ne l’a jamais fait lui-même. Il a été notre ennemi, il nous a fait beaucoup de mal ; nous trouvant sur son chemin, il nous a durement broyés pour continuer sa route ; il l’a fait sans pitié, peut-être sans haine, uniquement parce que nous étions pour lui un obstacle. La seule conclusion à en tirer c’est qu’il est très regrettable pour la France qu’il soit né de l’autre côté de la frontière au lieu de celui-ci. Pourquoi ne pas avoir le courage de dire que nous aurions été heureux d’avoir son pareil ? Ce bonheur nous est arrivé quelquefois dans notre histoire, et nous a manqué dans ces derniers temps.

Il a eu très froidement, très résolument, les intentions de tout ce qu’il a fait, et sa volonté a toujours suivi sa pensée avec une exactitude implacable. Il n’y a probablement plus au monde que M. Crispi pour croire que c’est la France qui a voulu la guerre de 1870-1871, et