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l’autre ; et je n’ai fait que les traduire en paroles. — Vous avez tout au moins arrangé les détails ? — Pas même cela, je vous assure. On m’a reproché d’avoir fait mourir Eva ! Hélas ! je n’ai pu l’éviter ! J’en ai été moi-même plus affligée que je ne saurais dire. C’était pour moi comme un deuil dans ma propre famille ; et après avoir raconté la mort d’Éva, je suis restée quinze jours sans toucher une plume. — Et l’oncle Tom, saviez-vous aussi qu’il aurait à mourir ? — Oh ! oui, je l’ai su dès le premier jour, mais je ne savais pas comment il mourrait ; c’est seulement au terme de mon travail que la scène de sa mort m’a été révélée. »

Encore pourrait-on ne voir là qu’une manière de parler : tant d’autres romanciers nous ont dit, ou fait savoir, que leurs récits leur étaient apparus « sous la forme de visions ! » Mais Mme Beecher Stowe n’y mettait pas de métaphore. Toute sa vie, avec une obstination et une bonne foi admirables, elle s’est défendue d’être l’auteur de la Case de l’Oncle Tom. Elle s’en est défendue dans ses lettres, dans ses conversations, dans les préfaces qu’elle a écrites pour les diverses éditions du roman. « C’est à Dieu, et non pas à moi, que revient tout l’honneur de ce livre, » déclarait-elle dans son Avertissement au lecteur français publié en tête de la traduction de Mme Belloc. Et trente ans après, elle le déclarait encore. Se promenant, un soir, dans le parc de Newport, elle fut accostée par un capitaine de vaisseau en retraite, son voisin, qui lui dit qu’il avait lu naguère « avec beaucoup de plaisir et de profit » la Case de l’Oncle Tom, et qu’il était très heureux d’en connaître l’auteur. — Mais ce n’est pas moi qui en suis l’auteur ! fit la vieille dame, d’un ton décidé. — Pas vous ? Et qui donc, alors ? — C’est Dieu qui en est l’auteur ! Il m’a dicté le livre, je me suis bornée à transcrire ! » A quoi le loup de mer répondit gravement : Amen ! et telle fut la fin de leur entretien.

Le loup de mer, qui était un sage, avait sans doute senti que la vieille dame disait vrai. Oui, il y a certainement quelque chose d’extraordinaire, pour ne pas dire de miraculeux, dans la fortune de ce petit livre qui, surgissant à l’improviste, eut aussitôt pour effet de retourner l’opinion, de rendre populaire une cause jusque-là dédaignée, et de changer la vie de tout un pays. Le livre n’était rien qu’un roman, et assez médiocre, ou tout au moins d’un art assez pauvre, composé et écrit avec une inexpérience enfantine. Et l’auteur ne manquait pas seulement de l’expérience littéraire : elle ne connaissait pas même, on vient de le voir, les régions et les mœurs qu’elle prétendait décrire. Cent ouvrages avaient paru, avant le sien, qui semblaient avoir plus de