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raffinement et les préjugés de l’heure présente, ils déclarent n’y plus reconnaître les traces de l’humanité. Perrault et Fontenelle n’en jugeaient pas autrement. Mais ils avaient soin de s’en tenir à la critique et ne se hasardaient pas à soumettre au jugement du public un Homère revu, corrigé et considérablement diminué. Faire le procès à Homère, cela pouvait être habile. Refaire l’Iliade, c’était le danger. Lamotte y fonce tout droit. Il tombe dans le piège que lui tendent son amour-propre et un goût malheureux pour la hardiesse. Il lui appartenait de refaire l’Iliade à l’usage de la société précieuse et telle qu’Homère l’eût écrite, si Homère eût été Lamotte.

Autre exemple. Lamotte est un ennemi de la poésie. Il l’envisage en philosophe du point de vue de la raison et n’y trouve aucun élément qui résiste à l’analyse. La poésie est contraire à la raison aussi bien par l’emploi de figures audacieuses que par la gêne de la versification. Tout son prix ne vient que de la difficulté vaincue ; c’est un pénible agencement de syllabes, une manière compliquée de perdre son temps. Comment celui-là pouvait-il avoir le cerveau fait qui s’avisa le premier de se mettre l’esprit à la torture afin de dire moins bien ce que la prose dirait avec simplicité et précision ? Ce réquisitoire contre la poésie peut être amusant. Mais Lamotte passe de l’idée à l’acte et met l’exemple à côté de la théorie. Il adresse à Fleury une ode en prose. « Fleury, respectable ministre, aussi louable par les intentions que par les lumières, aussi cher à ton roi qu’à son peuple et précieux même à tous nos voisins ; toi à qui les poètes sont inutiles, puisque l’histoire se charge de ton éloge, et que tes actions tirent tout leur éclat d’elles-mêmes, reçois l’hommage sincère d’un écrivain enorgueilli de ton approbation... » Le choix du héros, la nature de la louange, la qualité du style, tout cela forme un ensemble. L’impression de comique est irrésistible.

Qu’on veuille bien se demander maintenant ce qui a manqué aux écrivains du XVIIIe siècle et qui, à prendre seulement la valeur littéraire, les met si fort au-dessous des écrivains du XVIIe. Ce qui leur a fait cruellement défaut, c’est le sentiment de l’art. Ils ne savent plus composer et ils ne s’en soucient pas. Pour ce qui est de l’expression, vague et incorrecte chez la plupart, les plus grands n’y cherchent que le mérite de la clarté. Une sécheresse décharnée est la marque de ce style qui ne se recommande que de la raison abstraite. On y chercherait vainement la couleur, le sang, la vie. Tous, ils posent en principe que pourvu qu’on se soit fait entendre on a touché au but. C’est justement ce qui constitue pour un écrivain l’absence du sentiment de l’art.