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Soyons de bonne foi, poursuit Lamotte, et convenons que nous ne prenons plus guère de plaisir à la lecture des anciens. Ils sont trop éloignés de nous, trop distans, séparés par tout un monde d’idées, et pour nous remettre de niveau avec eux, il nous faut faire un effort qui est pénible. D’ailleurs ils nous sont venus à travers trop de commentateurs, et il nous est presque impossible de retrouver leur véritable pensée sous tant de gloses qui l’étouffent et l’offusquent. On les a de trop bonne heure imposés à notre admiration, quand notre jugement n’était pas libre. Nous ne pouvons plus en recevoir aucune impression directe et le culte même que professent à leur endroit leurs admirateurs en titre, ce n’est qu’une admiration de commande et qu’un préjugé d’éducation. « J’aurais plus de foi à des esprits naturels et simplement cultivés par ce qui s’est fait de meilleur dans notre siècle qu’à ces savans qui par la longue habitude d’admirer tout dans les anciens, et par trop de déférence aux autorités, se sont fait, pour ainsi dire, un goût d’emprunt et tout à fait étranger à la raison. En effet la plupart de ces savans ne sentent plus les choses en elles-mêmes. »

D’où vient enfin cette prévention qu’on a en faveur des langues anciennes ? D’où vient qu’on réserve à ceux qui les savent le nom de savans ? Et quelle est cette vertu particulière qu’on leur prête pour la formation de l’esprit ? En quoi notre langue est-elle inférieure au grec et au latin ? Sur quoi fonder ce désavantage de la langue française ? Est-ce par la disette des mots qu’elle pèche ? Est-ce le défaut d’élégance qu’on lui reproche ? La langue de Corneille manque-t-elle de vigueur ? La langue de Racine manque-t-elle de finesse ? La langue de Quinault manque-t-elle de tendresse ? Qu’est-ce donc qui empêche un homme d’atteindre à la plus haute culture, sans le secours du grec et du latin ? Notez qu’on peut très bien, sans posséder ces langues, s’approprier ce qu’il y a de moins négligeable dans l’héritage des anciens. Car on a traduit tout cela. Nous avons d’excellentes traductions, qui nous dispensent de recourir aux originaux. Du reste toute la substance de l’antiquité a passé dans les ouvrages des meilleurs d’entre les modernes. Étudions Horace dans Boileau, Ésope dans La Fontaine et Sophocle dans Racine ! Pour ce qui est de lui, Lamotte n’a jamais su un mot de grec ; il a oublié le peu de latin qu’il a pu savoir. Cela ne l’empêche ni d’être un écrivain de mérite, ni d’être un arbitre du goût, et de pouvoir en remontrer aux gens de collège tout barbouillés de leur érudition. Il faut citer ici le propre texte, et les paroles de l’auteur : « On a tort d’appeler ignorans ceux mêmes qui ne sauraient ni grec ni latin. Ils peuvent avoir acquis