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fortune, partis d’assez bas, et devenus, par leur habileté, fondateurs de dynasties, Philétairos de Pergame et Euthydème de Bactriane. Philétairos l’eunuque, à la face glabre, aux formes lourdes, aux chairs molles, est admirable de vie ; mais Euthydème est peut-être plus surprenant encore. Des rides sur tout le visage, aux tempes, aux joues, au menton, les plis des ailes du nez et des coins de la bouche fortement creusés, de petits yeux matins cachés par des paupières épaisses, un nez énorme et froncé, une lèvre inférieure saillante accentuant la moue, le tout abrité sous un chapeau arrondi aux bords démesurément larges : c’est une tête à la fois commune et finaude, faite de bonhomie et de rouerie, qu’il faut avoir vue pour comprendre tout ce qu’elle a de saisissant.


V

Avec le buste d’Euthydème (nous sommes à la fin du IIIe siècle), le réalisme a achevé son œuvre. Pas une catégorie de portraits qui soit restée en dehors de ses atteintes, et, dans chacune de ces catégories, pas une partie du visage humain où il n’ait mis sa marque, puissante, désormais ineffaçable. La Grèce l’a transmis à Rome, et là, dans ce nouveau terrain qui lui convenait à merveille, il a poussé une luxuriante végétation. L’art moderne enfin l’a repris à son tour et en a fait, semble-t-il, le fondement même de sa conception du portrait. Il croirait manquer d’égards pour la mémoire des grands hommes et de conscience vis-à-vis des personnages plus obscurs dont il retrace l’image, s’il la retraçait sans y apporter cette scrupuleuse exactitude matérielle. Il se trompe. La véritable conscience ne consiste pas à copier avec minutie les moindres accidens, une veine, une verrue, le nombre exact des rides. Le sculpteur qui entreprend de rivaliser avec le photographe, se condamne nécessairement à lui être inférieur. Il doit donc faire autre chose. Placé devant son modèle, il doit l’observer longuement, s’en imprégner, entrer en lui et dégager pour le public l’impression à retenir, au lieu de laisser au public le soin de la dégager lui-même. Cela est plus pénible à coup sûr ; mais Fénelon n’a-t-il pas dit, ou à peu près : « Il faut que tout le travail soit pour l’artiste seul, et tout le plaisir, avec tout le fruit, pour celui dont il veut être regardé ? » Transcrire bonnement ce qu’on a sous les yeux est au fond la méthode du moindre