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résoudraient, ce ne serait encore que de la vérité fragmentaire et comme de la poussière de vérité, il resterait à recomposer ces parcelles éparses, à leur donner une unité et une ame, de même qu’une série de photographies séparées, prises à des intervalles très rapprochés, n’acquièrent un sens que si elles arrivent, en défilant devant nous avec un mouvement vertigineux, à se recomposer sur la rétine de notre œil. Ressaisir l’unité et l’âme de l’individu éparse sur ses traits, voilà donc quel doit être l’objet des efforts de l’artiste. C’est la seule vraie ressemblance, parce que c’est la seule permanente. Et c’est là ce que nous enseigne l’art hellénistique.


IV

Mais cet art lui-même ne devait pas rester longtemps fidèle à sa conception du portrait. Celle-ci résultait de deux tendances maintenues dans un harmonieux équilibre. Les périodes d’équilibre ne durent pas : au delà des sommets il faut redescendre. Depuis un siècle, le goût de l’observation et de l’imitation pure et simple de la vie était allé grandissant. Arrêté un moment, le courant ne pouvait manquer, une fois l’obstacle franchi, de reprendre sa pente et dès lors de se précipiter jusqu’au bas. Grâce à sa souplesse, à son incessante faculté de transformation, il était donné au génie grec, nous l’avons dit, d’ouvrir toutes les voies à l’esprit moderne. Après la victoire de l’Idée, il avait à montrer le Réel triomphant. Les statues de Démosthène et Ménandre nous présentaient déjà la nature, mais une nature de choix, simplifiée, traitée avec largeur. Veut-on maintenant le réalisme tout pur, sans rien qui le tempère, avec l’observation la plus ténue et comme le décalque des plus petites particularités du visage ? Regardez au Musée de Naples le soi-disant Sénèque, trouvé à Herculanum dans la fameuse villa dei Papiri. Ce n’est point Sénèque, mais un homme de lettres, sans doute un de ces poètes érudits, familiers de la cour des Ptolémées et si goûtés plus tard des Romains de l’empire, Callimaque ou Philétas de Cos. M. Collignon a heureusement décrit cette tête ravagée au regard « d’une fixité vague, » aux pommettes saillantes, au cou décharné « dont la peau retombe en plis vides et flasques, » « ces mèches raides et incultes sur un front proéminent[1]. » Devant un ensemble si étrange,

  1. Dans les Monumens de l’art antique d’A Rayet, II. P. 59.