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de sentimens pathétiques que fait naître la représentation de l’humanité. L’artiste, après avoir regardé au dedans de lui-même et voulu donner une forme et un corps à la poésie de son rêve, regarde curieusement au dehors la vie qui l’entoure. Rien ne pouvait aider davantage à la transformation du portrait.

C’est avec Lysippe que les choses commencent à se modifier. Le maître de Sicyone, qui remplit toute la seconde moitié du IVe siècle, est dans la pleine vigueur et maturité de son talent sous le règne d’Alexandre. On ne saurait séparer les noms du roi et du sculpteur. Tous deux président à de grands changemens. Le premier, par sa conquête de l’Asie, brise les cadres étroits de l’ancien esprit grec et de la vieille cité hellénique, unifie les deux mondes, l’Orient et l’Occident, et réconcilie les deux séculaires ennemis pour quelques années sous une même puissance, pour longtemps sous une même civilisation ; il ouvre une ère nouvelle de l’histoire de la Grèce et de l’humanité. Le second, dans un domaine plus restreint, accomplit de son côté l’évolution la plus importante par laquelle l’art ait passé depuis Phidias. Aux conceptions idéalistes de l’âge précédent, il oppose le goût de l’observation exacte et de la nature vraie. Entre les mains de ses successeurs, ce naturalisme dégénérera en réalisme, par une pente inévitable : les réactions vont toujours aux extrêmes. Idéalisme, réalisme sont les deux pôles entre lesquels oscilleront éternellement l’art et la pensée humaine sans trouver jamais un point fixe. Mais au début, pendant un temps, l’étude de la nature physique ne va pas sans celle de la nature morale : cette heureuse alliance porte le genre du portrait à sa perfection.

Il ne faudrait pas croire que rien n’ait préparé l’impulsion donnée à l’art par Lysippe, et qu’il soit venu surprendre ses contemporains par une sorte de coup de tonnerre éclatant dans un ciel serein. Nous avons parlé d’évolution, non de révolution. Entendons par là non point changement brusque, rupture violente avec le passé, mais développement continu, marche progressive, et création en fin de compte, mais création sortie régulièrement de germes où elle était contenue. L’art, pas plus que la nature, ne procède par sauts et par bonds. Si donc nous voulions rechercher les origines de cette tendance naturaliste, c’est très haut qu’il nous faudrait remonter et sans doute (car elle est un des besoins naturels de l’esprit humain) jusqu’aux origines mêmes de l’art grec. Pendant longtemps, elle a été contenue par l’autre tendance,