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L’art doit lui venir en aide pour lui prêter les ailes qui lui manquent. Il faut créer par l’imagination une humanité plus belle que celle qui existe, et achever ainsi l’œuvre des dieux. Chez les plus grands hommes de la Grèce, les meilleures qualités sont demeurées incomplètes. Ils ont montré, au cours de leur existence, ce qu’ils auraient pu être sans les bornes imposées à leur nature, beaucoup plutôt qu’ils n’ont réalisé tout ce qu’ils portaient en eux. De même, leur être physique, leur visage n’a traduit qu’imparfaitement le vrai fond de leur âme. Mille traits accessoires sont venus surcharger, compliquer, altérer, déformer la pureté et la simplicité primitives des lignes. De là presque toujours une contradiction entre le physique et le moral. Un Socrate, un Esope ne sont que cette contradiction devenue choquante, même odieuse. Corrigeons donc ces imperfections ; éliminons les surcharges, les accidens, pour retrouver les traits simples et fondamentaux ; démêlons la pensée ou le sentiment qui a, durant sa vie, animé l’homme tout entier ; et que ce caractère seul resplendisse à travers le visage, ramenant à lui, se subordonnant tout le reste ; transfigurons en un mot l’original. — Ainsi raisonnent les contemporains et les successeurs de Phidias. Et sans doute il n’y a rien de plus élevé qu’une pareille conception. Nous trouvons là cependant un dédain excessif de la réalité. Le temps est passé des transfigurations poétiques. Si le réalisme brutal, servile, corps sans âme, n’est qu’une façon étroite et inférieure de traiter le portrait, cet idéalisme transcendant, qui sacrifie si délibérément la forme à la pensée, ne saurait non plus pleinement nous satisfaire. Nous sommes plus exigeans aujourd’hui pour la fidélité de la ressemblance, et nous avons un plus grand respect de la vérité particulière. L’individu est devenu pour nous d’un prix infini. Nous l’aimons parce qu’il est, et nous l’aimons tel qu’il est, jusque dans ses défauts et ses infirmités. Non pas que l’individualisme ait été inconnu des républiques grecques : il a même fini par les ruiner. Mais, au temps où nous sommes, la cité est encore presque tout. L’homme est d’abord un citoyen ; c’est de la vie collective et générale que vit chaque individu. La conception idéaliste, née du sentiment généralisateur, était donc en conformité avec l’état des esprits. Aussi a-t-elle régné dans l’art, en souveraine peut-on dire, jusqu’à l’époque de Lysippe. L’évolution accomplie par Phidias a pour longtemps, un siècle tout au moins, pénétré le portrait grec. C’est un moment capital de l’histoire du genre.