Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/892

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fanatiquement professionnel. Chez certains débitans se réunissent des socialistes, chez d’autres des radicaux, chez d’autres des antisémites, chez d’autres des nationalistes, chez d’autres des progressistes, chez d’autres des conservateurs. Tous ces marchands devins sont-ils eux-mêmes socialistes, radicaux, antisémites, progressistes, conservateurs ? Avant tout, ils sont marchands de vins.


VI

Pas un corps de métier ne se tient, comme le débitant, en contact avec les politiciens. Il n’apparaît même jamais, on peut le dire, que dans l’ombre d’un député, d’un sénateur ou d’un conseiller municipal, mais n’y poursuit jamais qu’une chose : l’intérêt, les progrès, la prospérité de la corporation.

Il y a toujours, à Paris, un nombre considérable de « fonds de vins » à vendre, et l’on y constate une moyenne de cent trente débits vendus par semaine, cinq à six cents par mois, six à sept mille par an. On entrevoit là beaucoup de faillites, mais en même temps une grande activité d’acquisition et d’échange ; et l’une des spéculations volontiers pratiquées par les débitans caractérise admirablement leur « politique. » Prenez l’une des centaines d’annonces publiées chaque dimanche par les feuilles spéciales : « Près de la gare de X… Bail à volonté… Affaires par jour, 70 francs… Le vendeur n’est pas du métier, se retire… Prix : 3 500 francs… » Que va faire, en lisant cela, le débitant qui est « du métier ? » Il va remarquer ce fonds près d’une gare, constater l’absence de tout « stationnement de voitures » dans les environs, et acheter le débit, avec le plan bien arrêté d’obtenir le « stationnement. » Il l’obtient, double ou triple ainsi la valeur du fonds, et le revend le double ou le triple, pour en racheter un autre, le doter encore d’un « stationnement », et le revendre encore, après l’en avoir doté. Or, comment, par qui, obtient-il ces « stationnemens ? » Par le conseiller municipal de son quartier, le député de son arrondissement, celui de son pays, et tous les conseillers, députés, sénateurs de sa connaissance. Et il ne voit plus dès lors que des sénateurs, des députés, des conseillers, des radicaux, des socialistes, des anticléricaux ; il a l’air de faire avec eux de la politique radicale, socialiste, anticléricale, et croit sans doute lui-même qu’il en fait. Au fond, il n’en a qu’une, et n’en a jamais fait qu’une : la politique du « stationnement. »