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l’ouvrier de plus près, et nous donner ainsi un « livre vécu. » Tout le monde connaît, enfin, le débitant « esthétique », peintre, chanteur, ami d’artistes, artiste lui-même. Mais tous ces débitans là sont l’exception, n’ont aucune importance corporative, et le débitant parisien, sans être absolument un commerçant comme un autre, n’en est pas moins d’ordinaire un pur commerçant, dont le signe particulier est plutôt d’être provincial. Des gens de campagne ou de petite ville, ayant un petit bien, et décidés à le risquer pour le tripler, achètent un fonds. Ce sont des Limousins, des Auvergnats, des Aveyronnais, des Gascons. Ils émigrent, et viennent s’établir à Charonne, à Levallois-Perret, avenue d’Italie, mais restent toujours, dans leur boutique, de Saint-Flour ou de Pézenas. Ils connaissent leurs députés, leurs sénateurs, vont les voir, leur demandent des services, et leurs sénateurs et leurs députés ne manquent jamais non plus, de leur côté, de leur rendre les services demandés. Un banquet de marchands de vins a lieu, et vous le croyez présidé par un révolutionnaire de cabaret ? Vous vous trompez. Il l’est par un député ou un sénateur de la Côte-d’Or, du Cantal, ou du Tarn-et-Garonne, et le législateur du Quercy, de l’Auvergne ou de la Bourgogne se ménage ainsi les électeurs de Beaune, d’Aurillac ou de Montauban, en protégeant les débitans d’Auteuil, de Grenelle ou des Gobelins... Tel est souvent, comme origine, le marchand de vins parisien, quand vous n’y retrouvez pas le cuisinier ou le valet de chambre qui a fait des économies, le cocher qui a compté sur la clientèle des cochers, le garçon de café qui a mis de côté ses pourboires, le tonnelier qui n’a même pas eu à changer de (ablier pour changer d’état, l’employé du gros distillateur, ou l’homme industrieusement multiforme, qui passe successivement par plusieurs de ces professions diverses, mais n’en est pas moins aussi venu de sa province, rêve d’y retourner riche après tant de métiers différens, et n’a garde, lui non plus, de négliger le sénateur ou le député de son pays.

Combien maintenant sont-ils, partis ainsi d’un point ou d’un autre, venus de l’office ou de la distillerie, tombés de la Camargue à la Goutte-d’Or, ou du Roussillon rue Mouffetard, et qui versent le « petit bleu » dans Paris et la banlieue ? Ils sont quarante mille. Quarante mille ! Formidable chiffre, et qui accuse une clientèle formidable ! Les femmes, relativement, vont peu au cabaret, et quelle année de votans, quelles légions d’électeurs,