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les plus divers ont circulé : chaque jour en produit un nouveau. Pourquoi le colonel Picquart et le commandant Esterhazy ont-ils été arrêtés ? Profond mystère ! Est-ce pour l’affaire Dreyfus, ou pour une affaire connexe, comme tout le monde l’a pensé d’abord ? Est-ce pour un fait d’un ordre tout privé, et indépendant de l’affaire Dreyfus, comme on en fait maintenant courir le bruit ? Sur tout cela, les imaginations peuvent se donner, et elles se donnent en effet carrière. Il aurait été sage, après les avoir émues, de les éclairer aussitôt, et de les fixer. N’était-ce pas le devoir du gouvernement ? C’est jouer très imprudemment autour de l’affaire Dreyfus que d’en soulever d’autres qui s’y rattachent ou qui paraissent s’y rattacher, ne fût-ce que par la personne des acteurs, et qui, en tout cas, y ramènent et y retiennent obstinément la pensée. Que sortira-t-il enfin de tout cela ?

En attendant, la situation du ministère est des plus bizarres. Les amis de M. Brisson ne sont pas satisfaits, et leur mauvaise humeur va chaque jour en augmentant. Ils constatent avec amertume que le gouvernement actuel ressemble à celui de M. Méline, et qu’il lui ressemble en mal, c’est-à-dire qu’il en accentue les défauts. Sans doute, il a mis à pied quelques préfets et quelques sous-préfets, mais beaucoup trop peu à leur gré, et on se trompe fort si on les croit gens à se contenter de quelques sacrifices de personnes. Leurs vues portent beaucoup plus haut. Ils avaient promis de grandes réformes au pays, surtout des réformes fiscales : on les ajourne jusqu’à un moment où tout donne à penser que le cabinet Brisson ne sera plus aux affaires. Il se sera, pour son compte, tiré de la difficulté ; mais ils y resteront, eux, enfoncés encore davantage. Pourtant, ils feraient volontiers quelque crédit au ministère s’il changeait l’esprit qui présidait hier au gouvernement, pour revenir à ce vieil esprit républicain, sectaire et farouche, dont M. Brisson, autrefois, était animé. Il en était même un des apôtres les plus ardens. Cet esprit, tout franc-maçonnique, avait horreur du cléricalisme et du militarisme, qu’il s’efforçait en toute occasion de confondre avec la religion et avec l’armée ; et il n’est besoin d’aucun effort de mémoire pour se rappeler quelques-unes de ses manifestations les plus significatives, car elles sont d’hier. On reprochait à M. Méline, — et nous n’avons pas besoin de dire avec quelle injustice, — d’avoir laissé croître ces deux terribles dangers, ces deux effrayans fléaux de toute démocratie. C’est avec cette double accusation qu’on a fait campagne contre lui dans le parlement, et contre ses amis dans les élections. Qu’y a-t-il de changé à ce point de vue ? Ce n’est