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à laquelle nos « libertaires » font profession de s’abandonner ; qu’ils pratiquaient justement les vertus qu’un bon anarchiste doit avoir le plus en horreur ; et qu’ils ne tuaient pas, mais, au contraire, se laissaient tuer. Sans compter qu’ils étaient déjà par leurs croyances (il n’y a pas à dire !) des manières de « cléricaux. » Mais avec tout cela, il est certain que les chrétiens devaient être assez exactement, aux yeux de la société régulière des premiers siècles, ce que les plus violens révolutionnaires sont pour la nôtre. L’État et le peuple romain se trompaient en attribuant aux chrétiens des crimes et des pratiques infâmes : ils ne se trompaient point en les considérant comme des ennemis irréductibles.

Si les communautés chrétiennes étaient composées, en majorité, de très douces âmes, il devait pourtant s’y rencontrer, surtout parmi les catéchumènes, des malheureux venus là par désespoir, excès de souffrance, haine de la société établie, instinct de révolte, insuffisamment instruits et non encore imprégnés de l’esprit de Jésus. Or la haine des corruptions sociales, si l’on n’y prend garde, est toute proche de la haine des élégances, qui est toute proche de la haine des richesses, qui est toute proche de la haine des riches, qui implique aisément la condamnation de l’ordre social lui-même. Elle revêt donc assez aisément un caractère révolutionnaire. Les âmes chrétiennes les plus douces et les plus abondantes en vertus parlaient des « infamies du vieux monde » dans les mêmes termes que le font aujourd’hui les anarchistes les moins vertueux. Et, comme ceux-ci croient à l’avènement de la Cité idéale, les chrétiens croyaient au millenium, au règne des saints, dont une des conditions était la destruction de Rome et de l’Empire. Cette destruction, ils l’appelaient de leurs vœux, et c’était assurément un désir permis. Mais il n’est pas impossible qu’à force de la désirer, et comme une chose promise par Dieu, certains néophytes grossiers et véhémens fussent tentés d’y mettre la main. Comment, échauffé par les pieuses imprécations d’un saint prêtre, le sympathique barbare Faustus passe soudainement du désir à l’acte, c’est ce que MM. Ephraïm et La Rode nous montrent dans une scène qui est, à coup sûr, la plus précieuse de leur drame.

Dans une salle des catacombes, à la lueur des torches, devant ses frères qui viennent d’apprendre que les quatre cents esclaves de Secundus ont été exécutés, le piètre Timothée, — en des phrases dictées par Dieu même, puisqu’elles sont empruntées à 1’ « épître catholique de saint Jacques » et à l’Apocalypse, — maudit la Ville impure et sanguinaire et en prophétise la fin : « ... Riches ! pleurez et jetez des cris,