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beaucoup, même pour des causes chétives et frivoles. Que sera-ce quand la cause est sublime, et quand les témoins sont tout un peuple en face duquel on confesse Dieu ! Peut-être aussi y a-t-il un degré de douleur physique, qui ne peut être dépassé, au delà duquel la souffrance s’anéantit. Notre système nerveux est un indéchiffrable mystère. M. Homais comparerait les martyrs chrétiens à ces Aïassaouas qui, apparemment, au bout d’une demi-heure de hurlemens rythmés et de balancemens de tête au-dessus d’un brasier, ne sentent plus. M. Jules Barbier, dans son avant-dernière scène, met bravement cette note de couleur scientifique, un peu inattendue dans une tragédie chrétienne : « Ponticus complètement anesthésié. » Corneille n’eût pas songé à appliquer cette épithète à Polyeucte. — Enfin, ivresse de publicité, entraînement, anesthésie, — et aussi amour de Dieu et attente d’un bonheur infini, — vous avez le choix entre ces explications ou vous les pouvez prendre toutes ensemble. Les croyans en proposent encore une autre, qui est la grâce divine.

Mais vous entrevoyez combien il était malaisé au poète de prolonger durant deux actes cette lutte pour le martyre, ce renchérissement ininterrompu dans le plus surprenant héroïsme, et d’en soutenir sans défaillance l’écrasant crescendo. Comment faire parler ces âmes, toutes parvenues au dernier point de tension morale ? Le seul tort de M. Jules Barbier c’est d’avoir conçu un sujet où le poète était obligé d’être génial, et où, le fùt-il, il risquait de l’être avec trop d’uniformité et d’ajouter à la monotonie de l’horreur physique la monotonie de la sublimité spirituelle. Mais ce sujet trop beau, c’est aussi le mérite de M. Barbier d’avoir osé le tenter. Il n’a pas d’ailleurs été partout inégal à sa tâche ; et voici une scène, — la dernière, — où la maternité chaste et sanglante de Blandine, aidant le pauvre petit Ponticus à souffrir et à mourir, est peinte de traits assez forts et assez doux :


PONTICUS

Pardonne-moi, j’ai peur !

BLANDINE

Est-ce qu’on a peur ?... Pense
Non pas à la douleur, mais à la récompense !
N’afflige pas Jésus par ton manque de foi !
Car il te voit, Jésus !... sans te parler de moi.
……………..
Je te sens sur mon cœur tout gros de tes alarmes,
Comme un fils enfanté dans les cris et les larmes !...
Songe que tout sera fini dans un moment.