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le terrain et que bientôt les pièces pourraient manœuvrer. Napoléon demanda ses chevaux. Avant de partir, il reçut avec bonté le fermier Boucqueau, revenu de Plancenoit, lui et sa famille, à la nouvelle que l’Empereur était au Caillou. Le vieillard se plaignit d’avoir été pillé la veille par les traînards ennemis. Napoléon, l’air absorbé, semblait penser à tout autre chose qu’à ces doléances. Il finit par dire : « — Soyez tranquille, vous aurez une sauvegarde. » Cela ne paraissait pas superflu, car le quartier impérial devait quitter le Caillou dans la journée. On disait que l’on coucherait à Bruxelles.

L’Empereur, longeant au grand trot le flanc des colonnes qui débouchaient encore de Genappe, se porta en avant de la Belle-Alliance, sur la ligne même des tirailleurs, pour observer les positions ennemies. Il avait comme guide un Flamand nommé Decoster[1]. Cet homme tenait un petit cabaret sur le bord de la route entre Rossomme et la Belle-Alliance ; il avait été pris chez lui à cinq heures du matin et amené à l’Empereur qui demandait quelqu’un du pays. On l’avait gardé à vue, car il paraissait vouloir s’échapper, et, au départ du Caillou, on l’avait hissé et lié sur un cheval de troupe dont la selle était attachée par une longe à l’arçon d’un chasseur de l’escorte. Pendant la bataille, il fit, naturellement, mauvaise figure aux balles et aux boulets. Il s’agitait sur sa selle, détournait la tête, se courbait sur l’encolure de son cheval. L’Empereur lui dit à un moment : « — Mais, mon ami, ne remuez pas tant. Un coup de fusil vous tuera aussi bien par derrière que par devant et vous fera une plus vilaine blessure. » Selon les traditions locales, Decoster, soit imbécillité, soit mauvais vouloir, aurait donné pendant toute la journée de faux renseignemens. On amena aussi un autre guide à l’Empereur, un certain Cloquet, propriétaire de la ferme de Monplaisir. Il balbutiait de peur ou d’intimidation et tenait ses yeux rivés à terre ; Napoléon le renvoya. Cloquet s’enfuit. Il disait, quand on lui demandait comment était l’Empereur : « Son visage aurait été un cadran d’horloge qu’on n’aurait pas osé y regarder l’heure. »

L’Empereur demeura assez longtemps devant la Belle-Alliance. Après avoir chargé le général du génie Haxo de s’assurer si les Anglais n’avaient point élevé de retranchemens, il vint se poster

  1. Dans plusieurs relations, ce Decoster est appelé Lacoste ; sa maisonnette existe encore et figure sur plusieurs cartes comme maison d’Écosse (corruption de Decoster : Decostre, d’Écosse).