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à l’Europe, toute l’autorité dont elle aura besoin pour exercer, le moment venu, sa médiation entre les belligérans, pour organiser, en Crète, un régime durable sur la base de l’autonomie et pour faire valoir enfin, dans l’empire turc, un ensemble de réformes propres à amener sa pacification intérieure, et à devenir ainsi la plus solide garantie de sa durée et de son intégrité[1]. »

C’est ainsi que l’œuvre du concert européen resta inachevée, ou, si l’on veut, interrompue ; un an s’est écoulé depuis lors, la paix a succédé à la guerre entre la Turquie et la Grèce, et sa tâche est toujours en souffrance. Pouvait-elle avoir une meilleure fortune ? Assurément. Dans tous les cas, c’est un spectacle bien étrange et bien inattendu que celui des six plus grandes puissances du continent européen, réunies, d’une part, pour arrêter la destruction d’une race née dans les contrées qu’elle habite, pour maîtriser, de l’autre, les excès d’une anarchie effrénée dans une île de la Méditerranée, et ne pouvant parvenir à résoudre aucun de ces deux problèmes. Rien n’a été fait par l’Europe, ou plutôt l’Europe n’a pu rien obtenir de la Turquie pour mettre les Arméniens sérieusement à l’abri de nouveaux sévices, ou si peu qu’on ne saurait en tenir compte ; on les pourchassait encore il y a peu de mois[2]. En Crète, la situation est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux ans, si ce n’est que les troupes et les navires grecs ont été éloignés ; musulmans et chrétiens restent en présence et sont en armes.

Quelle est la part de responsabilité qui incombe personnellement au sultan ? Nous n’hésitons pas à le dire : elle est sans limites. Si la présomption, même quand elle est fondée jusqu’à l’évidence, ne constitue pas une preuve démonstrative, si elle ne suffit pas à former une conviction absolue, on ne saurait, d’un autre côté, contester qu’un souverain qui tolère les épreuves dont ont souffert les Arméniens, s’il n’en est pas l’instigateur, en est certainement le complice, qu’il doit par conséquent en répondre. On ne peut affirmer que l’ordre a été donné de détruire toute une race, mais il est bien certain aujourd’hui que les exécuteurs de

  1. Livre Jaune, p. 303.
  2. Au mois de mars 1897, malgré les représentations des ambassadeurs, malgré les promesses du sultan, la persécution reprenait son cours en Asie. A Tokat, à Sivas, à Kujik et dans d’autres villes, les musulmans firent de nombreuses victimes. On compta, dans la première, en une seule journée, 89 morts et 36 blessés. Plusieurs villages des environs étaient assaillis et pillés. A Bisen, le monastère et 12 maisons pillées, 16 tués, 2 prêtres mutilés. — Livre Jaune, tome II, p. 249.