Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/506

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réalité, l’esprit national des Arméniens a survécu à tous les partages, à toutes les dominations, grâce surtout à la foi religieuse, conservée parmi toutes les populations chrétiennes de l’Orient, comme un lien qui a maintenu, en un groupe étroitement uni et irréductible, les différentes races orthodoxes. Ce sentiment opiniâtre a éveillé, toutes les fois que les circonstances l’ont permis, des aspirations patriotiques, qui sommeillaient sans jamais s’endormir. C’est ainsi que les Arméniens, au congrès de Berlin, plaidèrent passionnément leur cause et qu’ils obtinrent l’insertion, au traité de paix, d’une clause sur laquelle nous aurons à revenir et qui leur garantissait une situation sensiblement améliorée. Ce premier succès détermina les plus ardens d’entre eux à s’organiser pour la défense de leurs intérêts. C’est vers 1885, lisons-nous encore dans la dépêche de M. Cambon, qu’on entendit parler, pour la première fois en Europe, d’un mouvement arménien. Les Arméniens dispersés en France, en Angleterre, en Autriche, en Amérique s’unirent pour une action commune ; des comités nationaux se formèrent ; trouvant à Londres un accueil sympathique, ils s’y établirent pour se livrer à une active propagande sous la protection de la Société évangélique et avec l’assistance du parti libéral qui était alors au pouvoir.

Cette tentative alarma le sultan et exaspéra ses coreligionnaires. Il n’en fallut pas davantage pour provoquer une sanglante persécution que tout bon musulman jugeait urgente. Pendant l’automne de 1894, le bruit se répandit en effet à Constantinople que des villages arméniens, dans le district de Sassoun, avaient été pillés et incendiés par les Kurdes, avec le concours des troupes turques, et que les habitans avaient été impitoyablement passés au fil de la baïonnette. Bientôt ces faits n’étaient guère plus contestables. L’émotion fut vive sur les bords du Bosphore, habités par une nombreuse population arménienne ; notre représentant s’en émut, et son collègue anglais manifesta l’intention d’envoyer un de ses collaborateurs sur les lieux, avec mission de s’enquérir du véritable état des choses. Bien renseigné, Abd-ul-Hamid, laborieux et pusillanime à la fois, vit poindre l’intervention de l’Europe dans la démarche annoncée de l’ambassadeur d’Angleterre. Il s’en inquiéta, et, dans un sentiment facile à pénétrer, il demanda conseil à M. Cambon.

« Je lui ai fait répondre qu’il y avait certainement, écrit notre ambassadeur le 14 novembre, des réformes à introduire dans