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leitmotiv ou ses variantes, ce n’est que le système ou le procédé. Au fond, une seule chose importe en art, ou du moins elle est la plus importante : c’est la sensibilité. Il ne s’agit pas seulement, mais il s’agit surtout d’avoir du cœur, et la musique de M. Puccini en a. Elle en a de bien des façons, toutes faciles et toutes sincères : souvent elle a le cœur gai, elle a quelquefois le cœur tendre, et d’autres fois elle a le cœur gros. Tout le début du premier acte de la Vie de Bohême est charmant. Je l’aime pour les notations sommaires, mais justes, dont il est fait, pour tant de touches un peu grosses, mais colorées, savoureuses ; pour l’épisode du propriétaire, ne fût-ce que pour une phrase étonnamment indignée : M. Benoit fait la fête à Mabille ! dont l’emphase héroï-comique eût ravi Flaubert, ennemi des bourgeois. J’aime la mauvaise tenue, justifiée et presque exigée par le sujet, de cet art bon enfant, un peu lâché, débraillé, et comme en manches de chemise. Tant de musique aujourd’hui, intéressante, estimable, toute pleine de science et de conscience, a le défaut d’être morte, qu’on pardonne, que dis-je ! qu’on sait gré à celle-ci de n’être qu’instinctive, en la bénissant d’être vivante. « Je vis, s’écriait un jour Henri Heine, et la rouge liqueur de la vie fermente dans mes veines. » Sans doute alors, ce n’est que la vie physique qu’il chantait. Celle-ci pourtant a son prix, même sa joie. On l’a trop oublié. Il n’est pas impossible que demain la sensation, et la sensation seule, ait son tour, ou son retour, et sa revanche. Et ce sera bien la faute des « intellectuels, » — il y en a en musique aussi, — car, à force de la mépriser et de la proscrire, ils en ont réveillé le goût et presque exaspéré le désir.

Je ne dis pas d’ailleurs que la musique de la Vie de Bohême soit toute sensuelle. Sentimentale souvent, elle sait l’être avec infiniment de grâce, de justesse et de vérité. La fin du premier acte, la première rencontre de Rodolphe et de Mimi, la nuit, dans la chambrette, tout cela, musique de théâtre ou musique pure, est délicieux. Pas de polyphonie, pas de symphonie, mais des filets ou des ruisseaux de mélodie courante, qui parfois se rassemblent en torrent impétueux. Musique d’amourette, mais en deux ou trois passages, vraiment lyriques, musique d’amour ; musique de mansarde et, encore une fois, de grenier, mais du grenier où on est bien à vingt ans.

Je crains même d’avoir été un peu loin tout à l’heure, et d’avoir paru étendre à l’œuvre entière de M. Puccini un reproche qu’elle ne mérite qu’en partie. Non, tout n’est pas superficiel et léger dans cette musique. Elle glisse souvent, mais il arrive aussi qu’en vraie musique italienne, elle appuie, enfonce et déchire. Straziante, con slancio,