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les recluses, les extatiques voient les numéros. Toute la semaine se passe en combinaisons pour capter la chance, tendre des pièges au sort, et le prendre comme dans un filet ; jusqu’à ce que la fièvre éclate le vendredi, veille du tirage, et se déchaîne comme l’accès d’un mal chronique. Alors commence la procession chez l’usurier, dans les agences de prêt, au Mont-de-Piété, partout où l’on peut emprunter les quelques lires ou les quelques sous qu’on risquera demain. Alors on assiège les boutiques où se vendent des billets. Alors se tiennent au coin des rues ou sous le porche des maisons, des conciliabules qui sont comme les assises d’une folie spéciale. — Le livre se ferme à la manière d’un nécrologe. Ceux que nous avions vus, naguère, heureux de ce pauvre bonheur des hommes fait de tant de misères, sont devenus insensiblement de tristes maniaques, moins des hommes que des automates humains ; ils sont acculés maintenant à la famine, au déshonneur, au suicide, Ce commerçant a dû liquider, cet agent de change s’est vu exécuter, cet avocat est frappé d’apoplexie, ce professeur a vendu sa conscience, ce docteur s’embarque sur un vaisseau d’émigrans, ce tâcheron a volé le pain de ses enfans. Et derrière ces misères il y en a d’autres, beaucoup d’autres, misères prévues, inévitables, car c’est ici l’une de ces passions qui ne lâchent pas leur proie, et la passion porte en elle-même le germe du châtiment.

C’est à Naples que Mme Serao a été témoin de ces scènes de désolation, et elle nous les présente donc dans le cadre où elle les a observées. Elle en aurait rencontré d’analogues dans d’autres villes et dans les plus minces villages du royaume. De toutes pareilles se sont passées chez nous, à l’époque encore voisine où la loterie était autorisée. Elles se passent encore à Longchamps, à Epsom, ou si l’on veut, à Monaco. Car il n’importe guère qu’on joue sur un billet de loterie, sur un cheval ou sur une carte. Et cette étude des ravages du jeu est sans doute saisissante et poignante ; mais elle n’a rien qui soit proprement italien ou spécialement napolitain.

De cette foule de possédés un groupe se détache, sur lequel on a concentré l’intérêt, c’est le groupe tragique que forment le marquis Cavalcanti et sa fille Bianca Maria. Un rêve splendide et généreux habite la tête chimérique du marquis, sous la couronne de ses cheveux blancs. Il s’est promis de rétablir dans son antique magnificence la maison seigneuriale ; naturellement c’est au jeu qu’il demande des ressources qu’il ne peut attendre ni du travail, ni même de la spéculation. C’est pourquoi peu à peu, dévorés par le jeu de lotto, les bijoux d’immense valeur, la pesante argenterie ancienne et moderne, les