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farine, en disant : « Voilà, Sire, de quel pain se nourrissent aujourd’hui vos sujets ! » L’année 1739, à laquelle le propos se rapporte, n’était cependant pas une année exceptionnelle : la moyenne de l’hectolitre ne ressort qu’à 14 francs. Mais elle se compose de prix qui vont, suivant les provinces, de 6 francs jusqu’à 28, et les salaires d’alors étaient trois fois moindres que les nôtres. Non seulement la qualité du pain ne s’améliora pas, de Henri IV à Louis XVI, pour la masse de la nation, mais il est probable qu’elle dut être inférieure à ce qu’elle avait été à la fin du moyen âge. Si l’on compare le gain des ouvriers à la valeur des céréales, on constate qu’il ne pouvait en être autrement. Le pain coûtait beaucoup moins en France qu’en Angleterre, d’après Arthur Young ; mais il était beaucoup plus mauvais, d’une nature tout autre. Pour les pauvres, en temps ordinaire, on ne séparait que le gros son ; on supprimait complètement le blutage en temps de disette. Ce son formait, avec les « purges du blé, » le triste pain aumône par beaucoup d’hospices à leur clientèle nécessiteuse. En Beauce, patrie du froment, le paysan ne mangeait que de l’orge et du seigle ; en Normandie et en Bretagne, il se nourrissait de blé noir ; partout il avait recours à l’avoine, en cas de hausse des grains. L’avoine et le son jouaient, sur la table populaire, un rôle d’échelle mobile contre la disette. Dans le Midi, la bouillie de millet, — le millet des oiseaux, — formait le fond de l’alimentation modeste. Elle fut remplacée, au XVIIIe siècle, par le maïs, pilé dans le « mortier à mil. »

Quand ces grains renchérissaient trop, le « pauvre homme de labeur » se rejetait, suivant les régions, sur les châtaignes, les raves, les fèves, les haricots, plus récemment sur les pommes de terre. Le méteil même, jusqu’à la Révolution, demeura de luxe ; en beaucoup de villages de la région parisienne, on ne mangeait du pain blanc que le jour de la fête patronale et, dans certains districts bretons, l’on ne put établir en l’an III la taxe du blé, parce que cette céréale n’y avait jamais été cultivée.

Jusqu’à nos jours, les peuples civilisés, quoiqu’ils eussent fait de belles découvertes, écrit des livres immortels, remué beaucoup d’idées et atteint, en certains arts, aux dernières limites de la perfection, n’étaient point parvenus encore à s’assurer de quoi vivre. Il arrivait périodiquement qu’ouvriers et laboureurs, c’est-à-dire les quatre cinquièmes de la nation, manquaient de pain. Chaque récolte insuffisante était comme une de ces batailles où