Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aimé des fils. » — « Mon moral est abîmé ; puisses-tu souffrir moins que ton père. » — « Mon moral souffre de la fin de mon bonheur. Je suis bien malheureux, cher fils. » — « Je ne suis pas surpris que tu à les été content du duc de Gramont. Je l’avais été fort, à tel point que je ne me suis pas gêné de satisfaire devant lui le plus impérieux de mes besoins, besoin que j’éprouve à chaque instant, celui de pleurer. » — « Hélas ! c’est le commencement de nos peines ; elles sont déjà grandes, bientôt elles seront affreuses ; à le plus de courage que moi. » — « Je t’en conjure, viens de bonne heure ; que ce soit le dernier jour ou non, viens de bonne heure. Mon cœur est brisé, mon fils, mon cher fils. Je t’aime, je t’aimerai jusqu’à mon dernier soupir. »

Cette correspondance élégiaque se continue jusqu’au 25 février. Brusquement, Richelieu y coupe court. Il vient déclarer au Roi que l’intérêt du ministère comme celui de la paix publique exige que Decazes parte sans plus de retard et qu’il le lui a fait savoir. Accablé par cette mise en demeure, Louis XVIII écrit : « Le duc de Richelieu m’avait dit ce qu’il t’a fait dire par le marquis de La Tour-Maubourg. Il m’a glacé le sang. Je ne sais si je t’en aurais parlé… O mon fils, mon cher fils, pour te venger de tes ennemis, je leur souhaite mon cœur ; ils seront assez punis. »

Le départ fixé au lendemain, Decazes reçoit encore ce billet : « J’ai bien dormi, mon cher fils ; je te laisse à juger du réveil. Puisse la route, un climat plus doux et le repos te rendre la santé. Adieu, mon Elie, mon Egédie, mon petit Louis, ma Zélia, je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur. » Enfin, la nuit venue, comme sa famille et lui vont monter en voiture, Gonet, le valet de chambre du Roi, apporte un papier plié en quatre, adressé « A mon cousin le duc Decazes », et qui ne contient que deux lignes : « Adieu, cher fils ; c’est du fond d’un cœur brisé que je te bénis ; je t’embrasse mille fois. » C’est sur ce cri qui semble lui assurer, de loin comme de près, l’éternelle affection de Louis XVIII, que Decazes, tombé du pouvoir, quitte Paris, avançant son départ de quelques heures, afin de déjouer les manifestations hostiles qu’ont annoncées des avis mystérieux.


ERNEST DAUDET.