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pauvre ami, comment cela va-t-il ? Tu sais si je t’aime. » À trois heures, ce fut une missive plus longue. Elle témoignait de plus de calme et de liberté d’esprit, mais non d’un amoindrissement de sa douleur.

« Je viens de recevoir une lettre de Pasquier, noire comme de l’encre, dans laquelle il me répète tout ce que tu m’as écrit hier ; je vais lui répondre que tu dois voir le Duc ce matin[1]. « Les gardes du corps sont consignés. Le duc d’Havre m’a représenté ce matin qu’ils n’ont pas été seuls coupables ; que beaucoup d’officiers de la garde royale l’ont été autant si ce n’est plus qu’eux et que ne punir qu’un corps, c’est l’entacher. Que faire en pareil cas ? Consigner tous les corps, la mesure est violente et pourrait échauffer les esprits. Il pense qu’il vaudrait mieux lever la consigne, en publiant un ordre du jour très ferme. Le duc d’Havre m’en a montré un projet dont je suis fort content. Je lui ai dit que je verrais.

« Le Cardinal m’a dit ce matin que son coadjuteur ne pourrait jamais être prêt pour mardi et je le conçois fort bien. Il ne s’agit pas ici de ces lieux communs qu’il est aujourd’hui d’usage de débiter en quatre phrases, mais d’une véritable oraison funèbre. Sur cela, j’ai fait appeler M. de Brézé, qui m’a proposé un parti, le seul praticable, et que j’ai adopté d’autant plus volontiers qu’il est conforme à l’ancien usage. C’est de transporter le corps à Saint-Denis dès lundi soir ou au plus tard mardi, de l’y déposer dans une chapelle et de ne faire les funérailles que dans quelque temps, lorsque tout sera prêt. Ma grand’mère ne fut enterrée que quarante-huit jours après sa mort et mon grand-père, soixante et dix-huit.

« Je souhaite que tu ne te fasses pas illusion sur la loi des journaux, mais je crains que si. À ce sujet, je dois te dire que ce matin, le duc de la Châtre était furieux de la commission, mais bien plus encore contre M. de Chateaubriand, dont l’outrecuidance a rompu une majorité toute formée, et, sur cela, il m’en a dit de toutes les couleurs sur le noble vicomte.

  1. Dans ses Mémoires, le chancelier semble ne s’être pas souvenu de cette réponse du Roi et avoir ignoré la démarche de Decazes. « Il fallait obtenir deux choses fort difficiles, dit-il : que le Roi consentit à se détacher de M. Decazes et que M. de Richelieu se résignât à prendre la présidence du Conseil. Nos collègues chargèrent M. Portai et moi de pressentir le Roi sur cette délicate question. Le Roi nous répondit assez sèchement par un refus absolu. » Il n’y a pas trace, dans la correspondance du Roi, d’un refus pareil. En revanche, elle contient la preuve que, vingt-quatre heures avant de recevoir la lettre de Pasquier, il avait autorisé Decazes à négocier avec Richelieu.