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autre chose. La journée qui commençait devait décider du sort des lois présentées la veille aux Chambres : loi sur les élections, loi rétablissant pour cinq ans la censure des journaux, loi sur la liberté individuelle. Or, au moment où il recevait la lettre du Roi, le président du Conseil venait d’apprendre que, dans diverses réunions préparatoires, tous ces projets avaient été désapprouvés par la Droite comme par la Gauche. Royer-Collard et Camille Jordan se présentaient bientôt après chez lui pour lui déclarer au nom du Centre gauche, où le ministère comptait encore des amis, que ce groupe était résolu à ne se prêter à aucune modification de la loi électorale, et que, quant aux lois d’exception, il ne les voterait qu’autant qu’il serait stipulé qu’on les abrogerait au bout de quelques mois. Quelques heures plus tard, Decazes constatait dans les deux Chambres l’existence d’une coalition de droite et de gauche, plus puissante que le parti ministériel désorganisé. « Retirez la loi électorale lui disaient les coalisés de gauche, et nous vous soutiendrons. » — « Que le président, du Conseil donne sa démission, disaient ceux de droite, et nous accorderons au ministère tout ce qu’il nous demandera. » Le Roi considérant la réforme électorale comme indispensable au salut de la monarchie et s’obstinant, d’autre part, à ne pas sacrifier son favori, c’en était donc fait de la majorité parlementaire. Il n’y avait plus d’autre ressource que la dissolution. Mais le remède ne serait-il pas pire que le mal ? Les dernières élections ne devaient-elles pas faire craindre une victoire nouvelle des libéraux ? Dans ces conjonctures, Decazes n’eût pas osé conseiller au Roi d’en appeler aux électeurs.

La lettre qu’il lui écrivit atteste à la fois son désintéressement et son initiative. Il y traçait le tableau fidèle des intrigues déchaînées contre sa personne et de leurs fâcheux effets : la désagrégation du parti ministériel, la défection du Centre gauche, l’ultimatum des ultras. Désespérant de vaincre ces difficultés, persuadé que seul le duc de Richelieu pourrait en avoir raison, il suppliait le Roi d’intervenir personnellement auprès de celui-ci pour le décider à prendre le pouvoir. Quant à lui, il offrait sa démission, tout prêt d’ailleurs, si le Roi la refusait, à faire partie du même ministère que Richelieu, soit comme ministre de la Maison, soit avec un autre portefeuille.

Au reçu de cette lettre, portée aux Tuileries dans l’après-midi, le Roi répondit : « Il faut, mon cher fils, que j’y aie bien peu vu