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soin particulier. Gaie, vive et spirituelle, la Québecquoise est par l’éducation et les manières une vraie dame française, mais Kalm lui reproche un défaut grave, la manie d’épouser l’étranger au débarqué, ce qui ôte des chances aux demoiselles de Montréal. Les jeunes filles canadiennes rappellent encore les descriptions de Kalm. Moins émancipées que les autres Américaines, elles sortent seules cependant et ont des privilèges dont ne jouissent pas les Françaises de leur âge. J’eus la bonne fortune à Québec de les voir réunies en grand nombre pour une fête qui, plus qu’aucune autre, était de nature à les faire valoir : un imprésario yankee avait monté avec leur concours ce qu’il appelait la parada. Ce joli spectacle fut donné au profit d’une milice canadienne nouvellement organisée. Il ne fallut que huit ou dix répétitions pour mettre ces demoiselles en état de figurer dans des tableaux et des danses de caractère qui m’ont laissé un souvenir très particulier de beauté, d’aisance, d’aplomb et de talent. Je me rappelle entre autres un menuet dansé avec les atours et toute la majesté du grand siècle, des figures de ballet militaire où la précision ne faisait aucun tort à la grâce. Qu’aurait dit de voir figurer les brebis de son troupeau sur les planches d’un vrai théâtre, ouvert au public, le terrible évêque Mgr de Saint-Vallier, si rigoureux contre les bals, les comédies, les toilettes ? Il imposait au gouverneur Denonville et à sa femme une règle de conduite quasi monastique, proscrivant toutes les fêtes, défendant aux jeunes filles les robes décolletées, les fontanges et la danse, sauf en présence de leur mère et avec des personnes de leur sexe. Le premier bal donné au Canada le 4 février 1667 fut un sujet de scandale au dire des jésuites dont la querelle avec Frontenac vint en partie de ce que le gouverneur avait fait jouer la comédie, notamment Tartufe. Sans doute cette tyrannie s’est relâchée ; cependant plusieurs des demoiselles mêmes qui avaient figuré dans la parada m’ont assuré qu’aucun confesseur ne tolérait encore les danses tournantes. Cette parada fut une escapade accomplie en masse, excusée en faveur de son but, et pour laquelle apparemment on n’avait pas demandé de permission.

Si le clergé s’oppose aux danses tournantes dans les salons, il admet parfaitement dans les campagnes les danses rondes qu’accompagnent les vieux airs de France ; c’est qu’elles sont dansées avec une grande retenue : au lieu de la vieille formule « embrassez celle que vous voudrez », on dit « saluez » ; et le baiser tourne en