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psychologie de l’Oriental, c’est l’individualisme. Entendons-nous. L’individu qui, en Orient, existe, y existe pleinement ; seulement tous les individus n’y existent pas : les plus forts prennent la place des autres, et de plus forts encore s’installent par-dessus. En Orient, la société et l’Etat sont formés d’une multitude de petites individualités, de petites personnalités collectives, dont la zadrouga serbe, par exemple, est un des types. De lui-même, en lui-même, par lui-même, l’État n’est pas. Une machine administrative à l’occidentale, montée sur le modèle français ou s’en rapprochant, étonne les gouvernés, déroute les gouvernans et, finalement, ne fonctionne point. Le roi Milan de Serbie m’a raconté, un jour, qu’il revenait d’une cérémonie nationale où il avait reçu une centaine de maires ou de chefs de village ; il avait causé avec eux, et l’un d’eux lui avait demandé : « Que peux-tu bien faire de tous ces employés qui nous ruinent ? A quoi servent-ils ? Toi, nous te reconnaissons pour notre roi. Tu es notre père. Mais laisse-nous nous administrer nous-mêmes, selon nos coutumes. » De même en Bosnie-Herzégovine ; car, nulle part, l’Oriental ne se hausse jusqu’à l’idée de l’Etat. Il y avait, lorsque nous occupâmes la Bosnie, un beg puissant, le beg de Banjaluka, qui vit maintenant à Constantinople d’une pension que nous lui faisons. Tout de suite il eut le désir d’être érigé en prince sous notre suzeraineté Prince de quoi ? De toute la Bosnie, peut-être ? et il eût été en position d’y prétendre. Non pas ; mais prince de Banjaluka. L’Etat, pour lui non plus, ne dépassait guère les limites du clan. — Quand je fis mon entrée à Sarajevo, j’avais pour escorte toutes les autorités religieuses, militaires et civiles. Ames côtés se tenait un pope de l’Église grecque orthodoxe, un géant qui me dépassait de la tête. Comme nous cheminions ensemble, il me dit subitement, montrant du doigt ceux qui m’accompagnaient : « Pourquoi nous amènes-tu tous ces fonctionnaires ? C’était bien inutile. Laisse-moi faire. Charge-moi de recueillir l’impôt, et je te le remettrai. Pas besoin de tant de gens ni de tant d’affaires ! » Vainement je voulus lui faire comprendre qu’il fallait un ordre, une loi, des formes, des règles : ce fut peine perdue, et il ne fit que lever les épaules. Voyez : les chefs qui haranguaient le roi Milan étaient Serbes ; le beg de Banjaluka était Turc et musulman ; le pope de Sarajevo était grec orthodoxe ; tous Orientaux, dans la tête desquels vous n’auriez jamais fait entrer l’idée occidentale de l’État un et plus ou moins centralisé.