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D’abord, Lebonnard est un ancien petit horloger qui s’est élevé par son travail à la dignité de bijoutier et qui a su gagner dans son commerce une assez jolie aisance. C’est que ce juste était marié, père de famille. Son évangélisme ne le poussait point au dépouillement absolu. Il a suivi la voie commune ; il a amassé du bien pour ses enfans. Ce n’est qu’un « bonhomme », comme je l’appelais ; on pourrait presque dire que c’est par simplicité, par modestie d’esprit qu’il ne s’est point donné pour tâche l’accomplissement de devoirs exceptionnels. Il est donc resté tout uniment un vieil horloger en retraite. Même, il a gardé des manières de vieil horloger. Il a toujours dans sa poche une loupe et un petit marteau et, sur un petit établi, des « mouvemens » de montre qu’il tripote pour s’amuser entre ses repas.

Ce bonhomme n’est point une bête. Ce juste est un esprit ingénieux et chercheur qui a inventé je ne sais quoi en horlogerie (c’est même à cela qu’il doit sa fortune). Il a d’ailleurs une demi-instruction, qu’il a complétée par des lectures. Il est accessible aux utopies sociales ; il a lu Saint-Simon et Fourier. Il est abonné à des journaux scientifiques, et souscrit consciencieusement à toutes les œuvres de philanthropie. Il a l’esprit évangélique, mais ne va point à la messe. C’est un de ces vieux sages candides, de science incomplète et un peu confuse, comme on en trouve plusieurs dans les romans de George Sand. Il est tout pénétré de christianisme humanitaire ; non pas précisément libre penseur, mais « libre rêveur ». Il dit quelque part :

Je suis un ignorant ébloui de science,
C’est vrai. Tout est douleur ici-bas… Patience !
Le grand remède existe, on saura le trouver ;
Et j’aide les penseurs, ne pouvant que rêver.

Enfin ce juste, qui est une manière de Bréguet et une manière de « Monsieur Silvestre », est aussi une façon de Chrysale. Il est opprimé par sa femme, une bourgeoise impérieuse et dure, entichée de bel air, qui joue à la grande dame et qui le considère comme un pauvre homme. Lebonnard se venge d’elle, un peu sournoisement, en affectant devant elle une extrême simplicité de façons, en promenant des redingotes râpées et en réclamant une cuisine sans faste :

J’aime le bœuf saignant et les œufs à la coque.

C’est un Chrysale qui se connaît lui-même et qui constate sa propre faiblesse avec une résignation railleuse.

Tel est le personnage ; ou plutôt telle en est l’enveloppe et l’apparence. Il est charmant et a même, dans son allure et ses propos, quelque chose d’assez savoureux. Mais ce n’est, à ce qu’il semble d’abord,