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sec, maîtresse de ses sens autant que de ses sentimens, et qu’elle connaissait tous les artifices auxquels recourent les idoles qui veulent être longtemps et fidèlement adorées.

Elle ne manquait pas de littérature ; elle avait lu l’Astrée, dévoré et médité le Grand Cyrus et Cléopâtre. Elle n’y cherchait pas, comme Mme de Sévigné, le récit d’héroïques aventures ; les sublimes folies et les épées miraculeuses la laissaient indifférente. Mais elle trouvait dans ses livres de chevet des théories qui lui plaisaient, ce code de l’amour chevaleresque, héritage des troubadours, qui divinise la femme et les sentimens qu’elle inspire. Elle mettait ce code en pratique ; romanesque à froid, la poésie n’était pour elle qu’un moyen, et, sans être dupe de la comédie qu’elle jouait, tout moyen lui était bon pour tenir à jamais sous le joug un héros qui par instans faisait mine de se redresser.

Ses maîtres lui avaient appris que l’amour qui divinise la femme est inconciliable avec les unions légitimes, que les maris ne sont pas longtemps des chevaliers servans ou de fidèles bergers, que, lorsqu’on veut être adorée, il ne faut pas épouser. Mais quoi ! si l’on n’épousait pas, on ne deviendrait pas reine. Elle fera le miracle de mêler à jamais le roman au mariage ; aussi méthodique que tracassière, elle appliquera au train ordinaire de la vie conjugale les procédés et les méthodes de l’amour libre. Elle a épousé Céladon, et elle ne lui reconnaît aucun droit ; les moindres faveurs qu’elle lui accorde sont des grâces imméritées, qu’il mendiera longtemps avant de les obtenir de sa hautaine indulgence. Il met le genou en terre, il supplie, elle dit non. « Vous êtes, s’écrie-t-il, la meilleure créature du monde quand vous voulez l’être ; mais il faut du beau temps pour vous comme pour le foin, et quand d’aventure nous ne voulons pas quelque chose, il n’y a plus moyen de nous faire bouger. »

Elle le consterne par ses froideurs, elle le désole par ses refus, elle l’épouvante par ses menaces. Elle a juré de faire tout au monde pour se guérir de l’amour qu’elle lui portait ; elle espère arriver bientôt à l’indifférence : libre à lui de chercher où il lui plaira les tendresses, les ardeurs, les plaisirs qu’il trouvait auprès d’elle ; qu’il en use à son aise, elle lui rend la liberté, elle lui donne carte blanche. — « Vous savez bien, réplique-t-il avec indignation, qu’une telle pensée me fait horreur. Si vous me chassez de votre lit, je suis un homme réduit au désespoir. » Il était alors à Zurawno, et il écrivait sa supplique amoureuse à la lueur des incendies que l’ennemi allumait autour de son camp. Ses soldats se battaient un contre dix ; il va monter à cheval pour refouler des bandes qui le serrent de trop près : « Au