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toujours renaissans, et c’était elle ; il ne se lassait pas, il croyait la posséder pour la première fois. Comme le remarque M. Waliszewski, il eut pour elle la tendresse servile d’un dévot pour son idole, et cet homme de tempérament fougueux et d’humeur inconstante fut un mémorable exemple « de monolâtrie conjugale ». Les heures de séparation, écrivait-il dans les premières années de leur mariage, « lui plongeaient mille poignards dans le cœur, lui infligeaient mille millions de tourmens » ; l’image de l’absente « le brûlait et le convertissait en cendres ». Que ne pouvait-il « se convertir en puce, non pour incommoder certes un corps si joli et si délicat, mais pour séjourner, sous ce déguisement discret, dans son adorable intimité ! » Elle avait fait un voyage en France ; il lui reprochait de s’y éterniser : « Vivez donc là-bas, ô mon unique amour, vivez heureuse et joyeuse, puisque le destin voulait que le malheureux Sylvandre devînt importun à son Astrée, et qu’ayant souffert les plus cruels tourmens, il mourût avec cette gloire dans les temps futurs d’avoir été, de tous ceux qui furent et seront jamais, le plus passionné amant et le plus tendre époux. »

Les années s’écoulent, la jeunesse s’éteint, la forêt de cheveux noirs s’éclaircit, les grâces pâlissent ou se tournent en défauts, et Sobieski chante toujours la même chanson. « C’est maintenant l’automne », a-t-elle dit ; à quoi il répond : « L’automne chez vous vaut le printemps, mais vous n’en êtes pas là, je vois un été magnifique ou plutôt, en pensant à vous, je ne connais pas de saisons, je vous aime comme au premier jour. » En juin 1675, il est à Lemberg ; du haut d’une colline, ses yeux embrassent un vaste horizon et suivent au vol les nuages qui s’enfuient vers Jaroslaw où Marysienka est restée : « Comme je souhaiterais de pouvoir me convertir en une de ces gouttes de rosée, traverser l’espace avec elle et tomber sur vos pieds ! Vous aimez à sortir quand il pleut. » En 1683, il a cinquante-quatre ans et vingt années de mariage ; il s’est épaissi, il est envahi par l’embonpoint. Il va jouer son va-tout, il est sur la route « de Vienne assiégée et de l’immortalité ». Sa première lettre est pour mander à l’idole « qu’il a passé une mauvaise nuit comme toujours quand il lui arrive de dormir loin d’elle, et qu’il embrasse un million de fois toutes les beautés d’un petit corps adorable et adoré. »

Il est bon de remarquer qu’il était souvent loin d’elle, que son métier le condamnait à de fréquentes absences, qu’il courait les grands chemins, que durant de longs mois il était sevré des délices de la vie domestique et des fêtes qu’il préférait à toutes les autres. Mais il faut remarquer aussi que Marysienka était une grande coquette, au cœur