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entièrement dévoués. Dans les derniers jours de ce mois de mai 1792, M. de Farcy, un matin, au cours du déjeuner, annonça à ses jeunes nièces « qu’elles dîneraient avec quelqu’un de leur connaissance, mais qu’il fallait ne désigner que sous le nom de M. Milet, négociant de Bordeaux ». Le marquis arriva au château la nuit suivante : il était accompagné de ses domestiques et d’un de ses plus fidèles agens, dissimulé sous le sobriquet de Fricandeau, et qui n’était autre que Loisel, ancien contrôleur aux actes à Plancoët et à Saint-Malo, remplaçant Deshayes près du chef on qualité de secrétaire.

La Rouerie avait habilement choisi son refuge : outre que Launay-Villiers, se trouvant sur le territoire du département de la Mayenne, était hors de l’atteinte immédiate du directoire d’Ille-et-Vilaine, l’endroit était sauvage et retiré, également distant des routes de Fougères et de Rennes, et proche des grands bois de Misedon, des Gravelles, des Effretais et de la forêt du Pertre qui offraient alors des taillis presque impénétrables. Il vécut là pendant trois mois, et nous avons, sur son séjour à Launay, un document d’une si pittoresque authenticité qu’il serait regrettable de ne point le citer intégralement : c’est le récit de Mlle de Langan, qui, presque une enfant à l’époque de la Révolution, vit ces choses tragiques avec des yeux si jeunes, qu’en les évoquant dans sa vieillesse, elle les retrouvait amusantes et joyeuses encore du reflet de ses seize ans.


Quel plaisir, dit-elle, que de prendre part à une aventure si romanesque et d’être initiée à un pareil secret ! Aussi je me souviens combien j’étais fière et combien je prenais de précautions inutiles pour me donner un air d’importance. Assurément, si nous eussions été observés, mon air mystérieux nous eût perdus ; mais comme tout le monde était dans le secret, mes soins indiscrets n’étaient que risibles.

On logea M. de la Rouerie dans la grande chambre près le salon, dont la porte resta fermée de manière à ce que ce côté-là de la maison lui était consacré et semblait inhabité, car on n’ouvrait jamais les jalousies. Deux jours après, nous déjeunâmes avec MM. Tuffin (neveu du marquis) et Chafner qui, après avoir passé deux jours à Villiers, se rendirent une nuit chez Mme de Bourgon, au Boisblin, où ils restèrent cachés, sans jamais revenir à Villiers. Toutes les nuits, il arrivait des courriers ou des principaux chefs, qui avaient une manière particulière de se faire connaître et qui étaient introduits par le perron. Nous les voyions à déjeuner. Je me souviens de MM. du Pontavice, Vincent, Rallier et le Bouteiller. Ce dernier venait très souvent et possédait toute la confiance de M. de la Rouerie.

On conçoit combien cette vie agitée et variée avait de charmes pour moi