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trouvèrent là une trentaine : sur la table était un repas servi, pain blanc, vin, cidre et un quartier de veau qu’une femme, Monique Gaillard, apporta tout fumant du restaurant où elle l’avait fait cuire. A peine fut-on assis autour du « fricot », qu’Orain insinua qu’on irait peut-être faire, à la brune, un tour du côté du château de M. de la Rouerie ; que ce seigneur était menacé par des bandes de brigands, et qu’il serait reconnaissant à ceux qui viendraient à son secours.

— Je suis allé cette nuit au château, narra-t-il, j’y ai vu M. le marquis, couché à plat de chambre et qui faisait pitié : il m’a demandé si je lui amènerais du monde.

Beaucoup approuvèrent, mais un des assistans, nommé Julien Gilbert, prit la chose assez froidement, répondit qu’il avait des fagots à faire et qu’il n’irait pas : sur ces mots, il se leva et sortit. Orain suivit Gilbert jusqu’au cabaret où il entra, cherchant en vain à le faire changer d’avis ; au bout d’une heure il revint à la charge, très animé, criant que Gilbert s’en repentirait « lorsque les choses seraient retournées » et qu’à présent qu’il savait le secret, s’il ne suivait pas ses camarades à la Rouerie, c’était, sans doute, pour les vendre. Gilbert eut ensuite à subir l’assaut de Monique Gaillard qui vint le trouvera son tour :

— Voilà donc, ricanait-elle, les lâches qui s’amusent à boire plutôt que de se joindre aux autres pour aller à la Rouerie, tandis que le retour des anciennes choses est assuré.

Elle affirma que, « si elle était garçon, elle serait partie tout de suite, et qu’il n’y avait aucun risque ».

Gilbert, ébranlé par cet argument, passa chez l’ancien maire de Sougeal, Louis Lambert, et lui demanda « si cette démarche était à propos ». Celui-ci lit « tirer un pot de cidre qu’ils burent ensemble et l’engagea à y aller ». Gilbert retourna donc chez Orain et prit sa part du fricot. Orain roulait des yeux furieux et grommelait « qu’il y en a qui font les câlins et les lâches, mais que, pour ne pas leur permettre de s’enfuir, on les mettra quatre par quatre avec un bon par peloton et que le premier qui voudrait s’échapper, il fallait lui tirer un coup de fusil dans le corps. » Ces allusions désobligeantes et d’autres réflexions du même genre rendirent assez morne le repas qui se termina vers neuf heures du soir. Au moment du départ, Gilbert insista de nouveau, s’informant « si ce n’était pas une f… mauvaise affaire. »