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la petite bourgeoisie et la classe ouvrière se servent de nos jours.

Un assaisonnement dont l’emploi culinaire était plus universel, plus indispensable que celui de l’huile, et que nos pères payaient pourtant beaucoup plus cher, c’est le sel. Le sel, auquel on peut réduire presque tous les frais d’épicerie des pauvres gens d’autrefois, exigeait souvent à lui seul cette portion de la dépense d’un ménage d’ouvrier, qui se répartit aujourd’hui sur le sucre, le café et dix autres denrées ou condimens, — naguère inconnus ou payés au poids de l’or, — que nos « prolétaires » consomment journellement. L’appréciation des prix du sel est certainement l’une des plus délicates. Le seul chiffre sincère, au regard du journalier, serait celui auquel cette marchandise est vendue au détail par le regrattier. A l’heure où nous écrivons, cent ans après la suppression de la « gabelle », le sel n’en est pas moins soumis à des impôts extrêmement lourds, qui vont jusqu’à 500 p. 100 de sa valeur vénale : la marchandise, qui s’achète en gros 30 fr. les mille kilos, paie à l’État un droit de 100 fr. ; sans parler d’octrois qui s’élèvent, dans Paris, à 60 fr. Ces droits, joints aux bénéfices et aux frais généraux des intermédiaires, portent le coût de cette denrée à 20 centimes le kilogramme pour le consommateur. Ainsi, quoique le prix du détail soit uniforme dans tous nos départemens, nos arrière-neveux pourront relever dans les cours commerciaux ou les tarifs des épiciers, trois prix auxquels le sel peut être réellement vendu en 1898 : 3 centimes, 13 centimes et 20 centimes le kilo, selon qu’il s’agit de sel au détail, de sel en gros (impôt compris) ou de sel affranchi de taxe pour l’agriculture et l’industrie.

Jadis l’impôt variait, d’une province à l’autre, du simple au quadruple, et il y avait grand nombre d’exemptions partielles. Par suite, il est souvent difficile de savoir, lorsqu’on rencontre un achat, si la somme indiquée est bien celle que valait ce condiment lorsque la ménagère le mettait dans sa marmite ; ou si au contraire il devait encore acquitter quelque contribution. Par suite encore, il a pu se glisser, parmi les chiffres qui m’ont servi à former les moyennes, quelques prix dans lesquels l’impôt ne figurait pas ; d’où l’on peut conclure que ces moyennes elles-mêmes sont plutôt atténuées qu’exagérées.

Par lui-même le sel devait être assez cher, puisqu’en 1202, sous Philippe-Auguste, lorsqu’il n’était encore soumis à aucune fiscalité, on le payait à Paris i centimes le kilo, — soit 20 centimes d’aujourd’hui, — prix aussi élevé que celui auquel il revient