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qui lui restent dans ses malheurs, le côté généreux de ses plus folles entreprises, l’ardeur de son élan national, la mobilisation accomplie avec rapidité, soixante-dix mille hommes en peu de temps réunis, les réservistes répondant presque tous aux appels, personne n’élevant la voix pour se plaindre, malgré une interruption de six mois dans les affaires et dans l’administration de la justice ; le pays donnant sans compter et consentant à tous les sacrifices d’hommes ou d’argent que le gouvernement lui demande ; n’y a-t-il pas là les preuves des plus précieuses qualités d’abnégation ? L’ardent patriotisme de ce petit peuple, la profonde unité des esprits, l’étroite fraternité qui unit les Grecs aux autres Grecs résidant dans la Turquie d’Europe ou en Asie, la « vie nationale » qu’ils vivent avec eux, « en dehors du gouvernement, » la persuasion où ils sont de former une famille unique, l’orgueil de leur ancienne gloire, qui est leur vrai lien, l’entière confiance qu’ils ont dans les destinées de leur « race », tous ces traits montrent l’importance et la force des traditions de l’ordre moral et social, qui unissent réellement les esprits et en forment une même âme, malgré l’inextricable mélange d’élémens ethniques qui ont pu constituer le corps de la nation. Sans aller jusqu’à soutenir, avec Lazarus, que l’être des peuples ne repose sur aucun rapport extérieur et proprement naturel, — identité de race ou communauté de langue, régime des biens, etc., — on peut lui accorder que les rapports psychologiques et les dépendances sociales vont sans cesse croissant, et qu’un peuple est avant tout un ensemble d’hommes qui se regardent comme un peuple ; « œuvre spirituelle de ceux qui le créent incessamment, » son essence est dans sa conscience et dans son vouloir-vivre. S’il en est ainsi, on peut encore beaucoup attendre, en dépit de ses revers, d’un peuple qui a conservé, avec l’indomptable souvenir, l’indomptable espérance.

Alfred Fouillée.