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sollicitude, une âme qu’on ne savait ni si délicate, ni si communicative, ni si tendre. « Mon cher fils, mon cher enfant, mon cher Élie », tels sont les noms dont il le qualifie. « Tu sais combien je t’aime. » — « Tu sais ce qu’est pour toi ton Louis », telles sont les formules qu’il emploie en lui écrivant.

Sans doute sera-t-on disposé à penser qu’à côté d’un tel document, tous ceux que contiennent encore les archives de la Grave n’ont plus qu’une valeur secondaire. Ce serait vrai si, dans ces archives, ne se trouvaient les cahiers où la duchesse Decazes a consigné ses impressions et ses souvenirs. Elle était née de Sainte-Aulaire. Elle tenait par sa naissance à d’anciennes et illustres maisons. Elle avait seize ans lorsqu’elle épousa Decazes. Elle vécut jusqu’à un âge avancé. Beaucoup d’hommes sont encore vivans, qui l’ont connue. Ils sont unanimes à louer sa haute intelligence. Ses manuscrits n’étaient pas destinés à voir le jour. Aussi ne s’est-elle pas fait faute de s’y livrer tout entière, avec son esprit pénétrant et mordant, ses facultés d’observation et de vision, une liberté de tout dire qui, même après quatre-vingts ans, suffirait à en empêcher la publication intégrale, si cet empêchement n’était déjà très amplement justifié par le défaut de tenue et de style qui les caractérise. Ils n’en sont pas moins une source abondante de renseignemens, à laquelle il m’eût été impossible de ne pas recourir, alors qu’elle était à ma portée et qu’à tout instant, j’en pouvais constater la richesse.

L’épisode auquel ces pages sont consacrées commence à la fin de 1818, au moment où le duc de Richelieu, victime de ses craintes et de ses scrupules, va céder le pouvoir à Decazes. Il se dénoue à l’heure fatale où le poignard de Louvel frappa du même coup le duc de Berry dans la fleur de ses jours et, dans son existence politique, le brillant et habile ministre à qui Louis XVIII avait confié la défense de sa couronne. Dans cette catastrophe, tout un système de gouvernement s’effondra. Le système contraire, qui prévalut dix années durant, n’eut pas meilleure fortune. Il ameuta contre les Bourbons la France libérale, détermina leur chute, et la rendit irréparable.


I

Vers la fin de 1818, il y a déjà trois ans que le cabinet Richelieu dirige les destinées de la France. Dans le déchaînement des