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de marcher, monsieur, me répondit-elle. Je suis jeune et forte, mais ce sont les chaussures. Cela les use tant ! »

Une autre, pour venir chez moi d’Auteuil, par un jour de décembre très froid, avait pris l’omnibus. Mais, pour économiser trois sous, elle était montée sur l’impériale. Elle était bleue de froid, et claquait des dents sous sa mince jaquette de drap noir. A une pauvre femme, rien n’aurait été facile comme de faire accepter un châle ou un tricot. Mais comment répondre par une aumône à une femme qui vient très dignement vous demander une place ? Quelques-unes, dans cette détresse, essayent des démarches hardies. Un jour, je reçus la visite d’une jeune fille qui venait me demander de lui procurer des leçons. Ce n’était pas une Alsacienne. Elle était toute jeune, assez jolie, avec une apparence d’aplomb qui ne me plut pas. Après lui avoir dit, sans doute un peu trop sèchement, que je n’étais pas un bureau de placement pour institutrices, je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer ce qu’il y avait d’un peu inconsidéré de sa part à se présenter ainsi, sans introduction ni recommandations, chez des personnes qu’elle ne connaissait pas. À ces paroles, peut-être un peu inconsidérées elles-mêmes, son assurance factice l’abandonna. Elle éclata en sanglots, jurant qu’elle ne méritait pas le soupçon qui m’avait traversé et dont elle s’était bien aperçue. Vainement je m’efforçai d’expliquer et de retirer ces malheureuses paroles. Quand elle me quitta, elle n’était pas encore consolée. Qu’est devenue la pauvre fille ? je l’ignore, et il est infiniment peu probable que ces lignes tombent sous ses yeux. Je le voudrais cependant, car j’aimerais qu’elle sût au moins la justice que je lui ai rendue après coup, et le remords que j’ai toujours conservé de ma rudesse.


V

Quand elles sont à bout de démarches et de ressources, que deviennent-elles ? C’est une question qu’on peut se poser pour bien des misères que l’on croise dans la vie, sur lesquelles on s’attendrit un moment, et dont on se débarrasse avec un léger secours. En m’adressant aux œuvres qui ont la spécialité de venir en aide aux femmes en détresse, j’ai cherché à le savoir. Quelques-unes de ces pauvres filles ont recours à l’Œuvre des mères de famille. Cette œuvre, dont j’ai parlé autrefois dans la