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arrivent à un salaire égal et même supérieur. Il n’y a donc de ce côté aucun profit.

Ce n’est pas davantage la nature du travail, ni le genre de vie. Dans la confection d’un chapeau, d’une guirlande de fleurs, dans l’apprêt d’une robe de bal, il y a une part pour l’adresse, pour l’imagination, pour l’art. Au contraire, compter des coupons ou additionner des chiffres dans un bureau, le plus souvent à la lueur d’un bec de gaz, et cela toute la journée, toute sa vie, est une des besognes les plus fastidieuses qui se puissent imaginer. Et puis, la discipline d’un bureau est autrement sévère que celle d’un atelier de couture ou de modes. Pas moyen d’en user avec le sous-chef comme avec la première ou la patronne, de chanter, de rire, de s’amuser aux dépens des clientes. Il faut se taire pour ne pas déranger les additions des autres, et travailler toute la journée la tête penchée sur son bureau. On se croirait encore en classe.

Ce ne sont pas non plus les avantages indirects que quelques-unes de ces administrations accordent à leurs employées : restaurans où elles peuvent se nourrir à meilleur compte, soins gratuits du médecin en cas de maladie, congé annuel avec solde. Sans compter que ces avantages ne sont pas accordés par toutes les sociétés, ils sont compensés et au-delà par d’autres difficultés de vie. Souvent je me suis demandé si la condition des employés, dont on parle si peu (et je pense ici aux hommes autant qu’aux femmes), n’était pas plus difficile que celle des ouvriers, dont on parle tant. Le salaire est généralement moindre. Beaucoup d’ouvriers se font, à Paris, des journées de cinq ou six francs par jour, tandis que l’employé débute parfois à douze cents francs, généralement à quinze cents, et plusieurs années s’écoulent avant qu’il soit porté à dix-huit cents. En même temps, un certain décorum s’impose à lui, qui lui rend la vie bien autrement onéreuse. Il n’a pas, comme l’ouvrier, la ressource de prendre dans un fourneau économique, côte à côte avec des pauvres, un repas, excellent du reste, qui ne lui coûterait que douze sous. Sa dignité d’employé ne le lui permet pas. Il est obligé d’aller chez le traiteur, qui l’écorche en l’empoisonnant. Il ne peut pas, comme l’ouvrier, mettre en semaine un vêtement de travail usé et malpropre, et une jaquette le dimanche. Il lui faut, en plus de son costume de tous les jours, une redingote et un chapeau haut de forme pour les visites de cérémonie, sans parler d’un frac qui peut devenir nécessaire dans les grandes circonstances. S’il est malade, il ne