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que sa volonté aspire plus impatiemment à l’indépendance.

Dans ces conditions, ne risquerait-on pas davantage à réformer le code disciplinaire de notre armée qu’à le laisser tel qu’il est, avec les tempéramens que les supérieurs y ont introduits dans la mesure dictée par leur expérience ?

Je crois prudent de le conserver et je m’en remets sur ce point à l’appréciation des hommes compétens. Dans tous les cas, ceux-ci se livreraient d’abord à une investigation minutieuse sur l’état moral de tout le personnel militaire, qui est aujourd’hui composé d’une multitude hétérogène recrutée dans tous les corps de la société. Ils auraient à déterminer jusqu’à quel point les conscrits campagnards sont pénétrés par les idées et les sentimens démocratiques, à quel point ils subissent l’influence de ceux des villes, qui en sont évidemment imbus, mais plus ou moins aptes à les critiquer selon leurs divers degrés d’instruction. Ils examineraient en quoi se ressentent de cette influence le prestige et l’ascendant des supérieurs sur leurs subordonnés à tous les échelons de la hiérarchie. Ils auraient donc à instituer une vaste et délicate enquête. Elle serait longue et je ne m’en plaindrais pas, car, pendant qu’elle se poursuivrait, les esprits auraient le temps de recouvrer, dans le pays et dans les assemblées, le sang-froid requis pour délibérer sur une aussi grave réforme. Mais, encore une fois, elle ne m’apparaît pas indiquée.

La question du tribunal militaire est éminemment celle de la discipline ; les conseils de guerre en représentent la plus haute sanction. Les instincts démocratiques inclinent à les rapprocher du droit commun. Je ne présume pas toutefois qu’on ait songé à y substituer les tribunaux civils. Ce serait risquer d’énerver l’esprit militaire, de favoriser la fusion latente, que j’ai signalée plus haut dans les États démocratiques, entre cet esprit que suscite et entretient une survivance inéluctable du passé, et la conception moderne du statut personnel. Chacun prétend aujourd’hui à la libre disposition de soi-même pour accroître ses lumières et son bien-être, et s’en remet le moins possible à autrui pour le discernement de l’intérêt particulier et de l’intérêt général. En outre, le prestige des chefs, condition du consentement à l’obéissance, aurait à subir une dangereuse épreuve dans cette abdication de l’autorité militaire devant le pouvoir civil, seul juge désormais des délits d’obéissance et des crimes contre la fidélité à la patrie symbolisée par le drapeau.