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un peu trop tôt, à mon gré. La jalousie en amitié est une passion assez forte pour que les effets n’en soient pas épuisés si vite. Il ne m’eût pas déplu que Gilard s’entêtât dans son illusion féroce et ne voulût rien entendre jusqu’à ce que le divorce fût sur le point d’être prononcé. À ce moment il s’apercevrait, avec une immense surprise, du désespoir de Roger ; et comme, après tout, il n’est pas un méchant homme, cela lui donnerait à réfléchir. Roger, exaspéré, pourrait alors lui dire son fait, et aussi la bonne Mme Gilard, dans une minute de courage. La pièce aurait ainsi, à ce qu’il me semble, un développement plus logique. Car ce ne serait plus, ou presque plus, le haut fonctionnaire, flatté dans sa vanité, qui céderait aux adroites gentillesses d’une femme : ce serait le brave bomme, à qui l’égoïsme inconscient de sa jalouse amitié se révélerait par ses effets eux-mêmes, et qui, effrayé, reculerait devant son œuvre et comprendrait, la sérénité de la vieillesse aidant, qu’il y a une meilleure manière d’aimer que celle dont il a pris l’habitude… Mais peut-être que ce que je propose serait un peu banal. Et quelle insupportable manie ont les critiques de refaire les pièces qu’ils ont à apprécier !

La comédie de M. Abraham Dreyfus est excellemment jouée par M. Antoine et Mlle Kolb. Je veux nommer aussi Mlle Luce Colas, savoureuse dans un rôle de servante campagnarde.


Julien n’est pas un ingrat, de M. Pierre Veber, est une pochade qui ne prête guère à des considérations. M. Veber y fait mouvoir, avec un sang-froid ironique, de petites âmes rudimentaires et un peu falotes. Le résumé vous en amusera peut-être, à la façon d’une anecdote que l’on vous conterait.

Julien reçoit pour la première fois sa maîtresse, qui est la femme d’un de ses amis, juste le jour où ses meubles doivent être vendus par ministère d’huissier : Julien, jeune homme distrait, avait oublié ce détail. Des hommes à tricot rayé viennent donc enlever tour à tour le piano où la jeune femme tapote une rêverie, le canapé où les amoureux échangent des propos d’amour sans aucune importance, et la table où ils attaquent un foie gras de chez l’épicier. Julien trouve, pour tous ces déménagemens, des raisons simples et saugrenues ; mais la petite femme comprend enfin, et dit avec beaucoup de naturel : « Pourquoi ne m’as-tu pas avertie ? Je t’aurais donné l’argent. — Oh ! » fait Julien révolté, sans bien savoir pourquoi. Mais on frappe, et voici que reviennent (mystère ! ) sur le dos des déménageurs, la table, le canapé et le piano. On frappe encore ; la petite femme se cache ; son