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même, ne trouvant dans son ménage que des occasions médiocres et insuffisantes d’exercer ses facultés administratives et sa manie de réglementation. Il est mélancolique comme un organe sans emploi, comme un moulin qui n’a rien à moudre. Il souffre, en même temps, de n’avoir plus auprès de lui son ami Roger, son intime, son inséparable, marié depuis un an avec une trop jeune femme. Ces deux souffrances s’aggravent chez lui l’une par l’autre. Et rien n’égale l’ingéniosité de Gilard à se rendre malheureux, sinon l’ingéniosité de Mme Gilard à se faire petite, soumise, apaisante, consolatrice, inutilement d’ailleurs.

Là-dessus, l’ami Roger tombe à la maison. Gilard le reçoit d’abord fraîchement, parce qu’il l’aime et que le cher ami s’est vraiment trop fait attendre. Mais Roger confie à son vieux camarade que sa femme le trompe, qu’il a surpris entre ses mains une lettre suspecte qu’elle n’a pas voulu lui laisser lire. Et, toujours parce qu’il l’aime, Gilard est parfaitement heureux de la mésaventure de Roger (« Je te l’avais bien dit ! ») et se précipite chez un avoué pour préparer le divorce. Et cela est très bien vu.

Car, je le répète et c’est ainsi que l’auteur l’entend, Gilard est véritablement l’ami de Roger, un ami passionné, ce qui est terrible. L’amitié passionnée a souvent quelques-unes des démarches de l’amour. Écartons la maxime de La Rochefoucauld, qu’ « il y a dans le malheur de notre meilleur ami quelque chose qui ne nous déplaît pas ». Ce n’est là qu’une cause très accessoire de la satisfaction de Gilard, Gilard aime sincèrement Roger, en ce sens que la personne de Roger, sa figure, son esprit, ses manières, le son de sa voix lui sont réellement fort agréables. Mais, s’il l’aime, c’est à condition qu’il pourra jouir et profiter de cette providentielle accommodation de la personne de Roger à ses propres goûts ; c’est à condition qu’il sera pour Roger ce que Roger est pour lui ; et c’est à condition, enfin, que Roger sera toujours là, à sa disposition. Bref, Gilard aime son ami avec un égoïsme tendre et féroce, comme on aime la plupart du temps. Certes il le veut heureux, mais dans des conditions qui impliquent son propre bonheur, à lui Gilard, puisque, au surplus, il est persuadé qu’ils ne peuvent être heureux l’un sans l’autre. Il se réjouit, non pas de la douleur de Roger, mais de l’occasion que cette douleur lui offre de reconquérir son ami et d’assurer ainsi leur félicité à tous deux. L’amour et l’amitié, à part des exceptions rares et prodigieuses, ne vont pas sans jalousie ; et la jalousie ressemble à une haine qui s’ignore et qui se prend pour de l’amour. On hait ce qu’on aime, en