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ne pèche plus par un excès d’autorité, mais par un excès de faiblesse, et ce sont les Chambres qui peuvent tout.

Cela tient, pense avec raison M. Bodley, à ce que la France républicaine n’a pas su-constituer, organiser de grands partis, et qu’à défaut des grands, elle fourmille de petits. Les grands partis, comme le disait Tocqueville, s’attachent plus aux idées qu’aux hommes ; ils ont, en général, des passions plus généreuses, leurs opinions ressemblent davantage à des convictions, ils s’entendent mieux à cacher l’intérêt particulier sous l’intérêt public. Les petits partis sont le plus souvent sans foi politique, et ils ne prennent pas la peine de dissimuler leur égoïsme. Ils s’échauffent à froid ; leur langage est violent, mais leur marche est incertaine : « Il faut bien pourtant que l’ambition parvienne à créer des partis, car il est difficile de renverser celui qui tient le pouvoir, par la seule raison qu’on veut prendre sa place. Toute l’habileté des hommes politiques consiste donc à composer des partis : un homme politique cherche d’abord à discerner son intérêt et à voir quels sont les intérêts analogues qui pourraient se grouper autour du sien ; il s’occupe ensuite de découvrir s’il n’existerait pas par hasard, dans le monde, une doctrine ou un principe qu’on pût placer convenablement à la tête de la nouvelle association, pour lui donner le droit de se produire et de circuler librement. C’est comme qui dirait le privilège du roi que nos pères imprimaient jadis sur la première feuille de leurs ouvrages, et qu’ils incorporaient au livre, bien qu’il n’en fît point partie[1]. » On ne peut mieux dire, et voilà vraiment où nous en sommes.

Faute de grands partis, il n’y a pas dans nos Chambres de majorités solides, consistantes, sur lesquelles un gouvernement puisse faire quelque fond ; elles sont formées par les combinaisons éphémères de groupes inquiets et agités, qui souvent n’ont pas d’autre règle de conduite que leurs intérêts particuliers, et dont les fantaisies changeantes déroutent tous les calculs. Quand les majorités sont instables, les ministères ne sont jamais assurés du lendemain ; manquant d’appui, ils vivent d’expédiens, et l’art de gouverner se réduit pour eux à l’art de prolonger leur pénible existence. Les députés trouvent leur compte dans la faiblesse des cabinets ; ils en profitent pour s’ingérer dans une foule d’affaires réservées jusqu’alors au pouvoir exécutif, ces législateurs jouent le rôle de gouvernans irresponsables ; il ne leur suffit pas de contrôler le jeu de la grande machine bureaucratique, ils entendent

  1. De la Démocratie en Amérique, par Alexis de Tocqueville, IIe partie, ch. II.