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Tocqueville a remarqué que, dans les démocraties riches et prospères, l’amour du bien-être devient une passion tenace, exclusive, une sorte de « sensualité tranquille », qui s’insinue partout dans les âmes, que tout s’efface devant la préoccupation d’arrondir son champ, de planter un verger, d’embellir sa demeure, de prévenir la gêne, de se procurer ses aises, de satisfaire des besoins factices sans grands efforts et à peu de frais :

« Ces objets sont petits, mais l’âme s’y attache ; elle les considère tous les jours et de fort près, ils finissent par lui cacher le reste du monde… Ce que je reproche à l’égalité, ajoutait Tocqueville, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues, c’est de les absorber dans la recherche des jouissances permises. Ainsi il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête, qui ne corromprait pas les âmes, mais qui les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts ». Heureux les indifférens ! Mais ils découvrent tôt ou tard que, quand les affaires publiques sont en souffrance, leurs intérêts particuliers s’en ressentent, ils ont de fâcheux réveils et ils se repentent d’avoir dormi.

Ce qui nous est particulier, un embarras que ne connaissent point la Suisse et les États-Unis, démocraties fédératives, c’est la difficulté de concilier le gouvernement parlementaire avec la centralisation administrative et politique. M. Bodley tient ce problème pour insoluble ; il faut lui accorder qu’il est fort compliqué. Par la grâce de la Révolution et de Napoléon Ier, la France est de toutes les nations la plus unitaire, et dans un pays centralisé, le gouvernement dispose d’une foule de fonctions publiques, dont le nombre tend sans cesse à s’accroître. Tout le peuple des solliciteurs est à sa discrétion, il le tient par la crainte et par l’espérance, et quand le pouvoir exécutif a beaucoup de créatures, la liberté électorale n’est souvent qu’une fiction. C’est ce qu’on a vu sous le second Empire, sous le régime des candidatures officielles. Durant bien des années, il en a peu coûté au suffrage universel d’élire les candidats agréables à un gouvernement très fort, qui avait un nombre considérable de places à donner aux ambitieux, et qui assurait aux indifférens l’ordre, la vie tranquille, la prospérité du commerce, de l’industrie et des affaires.

Les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, et la centralisation n’est pas nécessairement un principe de force pour les gouvernemens. Sous l’Empire, le pouvoir exécutif tenait de court la puissance législative ; depuis que nous sommes en République, quoique ses attributions n’aient pas été sensiblement diminuées, il