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a le suprême orgueil de s’être fait ce qu’il est. Il aime mieux se dire un singe parvenu, qu’un Dieu tombé…

Après le Réalisme ainsi mis en déroute par les déesses de la Tétralogie ou les fabuleux mangeurs de poulpes de l’âge de pierre, l’Impressionnisme n’apparaît nullement avoir tenu les promesses qu’il avait faites. On sait quelle était sa théorie, exactement déduite de celle que Ruskin a exposée dès 1857 dans ses Elements of Drawing. Le noir n’existe pas. L’ombre est l’ennemie. Ce qui existe, ce sont des couleurs plus fortes les unes que les autres, toutes pénétrées des reflets des couleurs claires posées à côté. Par conséquent, il faut se servir de peu de teintes, les plus simples et les plus éclatantes, les tenir pures sur la palette, ne pas les mélanger et, s’il se peut, obtenir les tons mixtes sur la toile par l’entre-croisement des tons primitifs dont ce ton mixte est composé. L’œil, de loin, fera le mélange.

Mais cela n’était que le moyen, qu’un des moyens. Le but, c’était d’éclaircir les toiles, d’expurger les paysages et les figures des ombres conventionnelles, de nettoyer les salons, de montrer la vie non au clair-obscur parcimonieux d’atelier ou de cave, comme Caravage, mais sous les averses de la lumière du plein soleil, rebondissant en perles de clarté jusque dans les moindres coins de la toile. La couleur psalmodiait. On allait la faire chanter et rire. On se morfondait auparavant dans l’ombre jaune et dans le bitume. On allait s’épanouir dans la céruse et dans la lumière, la gaieté, le mouvement, la vie…

Vingt-quatre ans ont passé depuis que MM. Monet, Renoir et Pissarro annonçaient la bonne nouvelle. Et aujourd’hui, si vous allez dans les Salles III et V de la Société nationale, occupées par des tableaux modernistes, vous aurez l’impression que vous entrez dans la nuit. Des deux principales toiles de nos modernistes, la Vie de la Mer de M. Cottet et le Paris de M. Carrière, l’une est jaune et noire autant que les toiles des maîtres romantiques, qualifiées par les jeunes de toiles « à la décoction de pruneaux » ou au « jus de réglisse. » L’autre est inintelligible, tellement elle est envahie par ces bruns et ces gris dont l’Impressionnisme nous avait promis d’ « expurger » la palette contemporaine. Les figures plongent dans un bain de vapeur ou somnolent dans des chambres dont les cheminées fument atrocement. Où est la trace des conquêtes lumineuses de l’Impressionnisme, ici, et qu’a-t-il su éclaircir ?