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M. Peter Severin Kroyer, placés cadre à cadre. L’un représente l’auteur A. Schanderph écrasant de son corps un canapé démodé, dans une chambre calfeutrée, baignant parmi une atmosphère lourde et tenant un cigare que ronge la cendre ; l’autre fait voir le poète Holger Drachmann, dressé sur la grève, tête nue, en plein air, en plein ciel, la joue et la main colorées par tout ce qui reste de soleil rouge à l’horizon que nous ne voyons pas, appuyé du dos à l’avant d’une barque, de cette humble chose de bois, à peine équarrie, mais où « gît le don d’un autre monde », offrant le front à tous les souffles qui viennent de la mer et à tous les rayons qui viennent de l’occident. Ces deux portraits pourraient s’appeler : la Lampe et le Soleil . Les deux figures sont illuminées du même côté, de leur côté droit, mais l’une l’est seulement par la lueur de la lampe, l’autre l’est aussi par la lumière diffuse du jour, l’une par la lueur artificielle qui ne fait qu’éclairer comme la science, l’autre par la lumière naturelle qui n’éclaire pas seulement, mais qui réchauffe, comme l’amour.

Du choix de l’éclairage dépend généralement l’intensité de l’expression qu’on veut obtenir. Difficilement, M. Benjamin Constant eût rendu avec ce relief la physionomie de M. Hanotaux, s’il avait admis un jour diffus, un jour de plein air dans tous les coins de sa toile. Mais il a choisi l’hypothèse d’un seul foyer de lumière. Tout ce qui n’est pas de ce côté est privé de jour. Tout accessoire a disparu, les livres se sont fermés, les tapisseries se sont reculées, les lumières se sont éteintes. Seul, ce rayon chaud, doré, qui glissa jadis, dans les tableaux du maître sur les corps inanimés dans les secrètes tueries du sérail, tombe de gauche, enflamme un coin de rideau, se pose sur ce front large, sur ces cheveux qui grésillent à son contact, sur le nez mince, sur la face plate et large, sur les lèvres serrées, les yeux brillans sous l’eau incertaine du double ovale de verre ; il éclaire toute cette physionomie, mal faite pour le rire, trop définie pour le rêve, dédaigneuse de toute pose, attentive comme celle d’un chartiste, déterminée comme celle d’un combattant. Puis le rayon glisse, caresse le dossier du fauteuil, et malheureusement éclaire les mains. On regarde toujours les mains de l’homme qui tient le pouvoir, prétend Tolstoï. Mais l’on admirera davantage le talent de M. Benjamin Constant, si l’on fait mentir Tolstoï et si on ne les regarde pas.

En fait, c’est cet éclairage par un seul foyer de lumière que