Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 147.djvu/625

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps, chez les peintres qualifiés de « jeunes » ou de modernistes, un effort très perceptible, quoique souvent infructueux, pour trouver l’éclairage révélateur de la figure et le geste ou l’attitude, le port de tête, l’angle du regard spéciaux au modèle, comme on peut le voir dans le portrait de M. Édouard Rod par M. Giron, où la tête relevée et le regard abaissé pour que le rayon visuel passe bien au milieu des verres du binocle, donnent à la physionomie l’accent qui lui est particulier. Mais la plupart de ces attitudes n’ont rien d’expressément adéquat aux figures représentées. — Qu’on regarde plutôt le Maurice Barrès de M. Desboutin. — Le plus grand effort des portraitistes, c’est de mettre des équerres et des compas sous la main de leurs modèles, quand ceux-ci sont des architectes, ou de faufiler parmi les paperasses administratives une écharpe tricolore, quand ils sont maires, ce qui constitue un signalement de police, peut-être, mais non un signe esthétique de quelque valeur. Suivant l’exemple donné jadis par M. Bonnat, qui fit prononcer un discours à M. Puvis de Chavannes, et par M. Détaille, qui fit gagner une bataille au Prince de Galles, M. F aiguière abandonne aux mains agitées du cardinal Lavigerie une croix dont on ne sait s’il va se servir à la manière de l’archevêque Turpin ou de Jean des Entommeures. Comme les Flamands mettaient un œillet ouïes Florentins une épée entre les mains de leurs modèles, nos peintres mettent quelque engin à fumer le tabac, cigare ou cigarette, qui apparaîtra aux chercheurs de l’avenir comme celui des emblèmes de notre civilisation dont nous fûmes le plus fiers et le plus jaloux.

Que, cependant, certaines figures et certaines ressemblances ne se décèlent que par un geste parfois très subtil, qui leur est particulier et qui seul les fait reconnaître, c’est ce qui nous est enseigné par l’aventure infiniment mélancolique des Pèlerins d’Emmaüs . Ces deux disciples avaient rencontré leur Maître et ils n’avaient pas reconnu son visage. Ils avaient cheminé avec lui et ils n’avaient pas reconnu sa démarche. Ils avaient causé avec lut et ils n’avaient pas reconnu sa doctrine. Ainsi passe parfois inutilement devant nos yeux une figure depuis longtemps effacée de notre vie. Tout ce qu’elle avait de commun avec les autres figures, tout ce qui, en elle, n’était que le lot de l’humanité s’est confondu dans notre mémoire avec les milliers d’empreintes semblables qu’ont laissées les faces indifférentes des foules, comme se confondent, dans le sable mouillé des grèves, les traces de mille