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relativement secondaire. Percevoir des détails et des ensembles, avoir les yeux de l’esprit toujours en mouvement, surprendre ou deviner derrière ce qu’on voit ce qui est invisible, enchaîner de longues séries de raisons, diviser les idées en menues parcelles ou les réunir en vastes généralisations, en un mot faire partout circuler et partout pénétrer la subtile flamme de cette pensée qu’Héraclite comparait à un feu vivant, telle est la suprême jouissance des contemporains de Socrate et de Platon. C’est ce désintéressement de la pensée ou, pour mieux dire, cet intérêt pris à la pensée pour elle-même qui devait produire et la science et la philosophie, selon le caractère particulier ou universel de son objet. Un Grec seul, dans l’antiquité, pouvait trouver que les mathématiciens de Sicile dégradaient la science on ne se préoccupant que de l’appliquer aux machines ; seul, il pouvait opposer à l’utile l’amour du vrai en soi ; et ce Grec fut Platon. Euclide poursuivait de même la rigueur du raisonnement, non les résultats pratiques.

L’intellectualisme grec explique, — beaucoup mieux que le « ciel de la Grèce » dont la douceur n’est pas sans caprices, — le besoin de clarté, la haine du vague, le dédain de l’énorme et du monstrueux, le sentiment de la mesure, essentielle à l’ordre. L’Hellène a l’instinct raisonnable et la raison instinctive. Une curiosité toujours en éveil est un de ses traits dominans : il s’intéresse à tout ce qui est nouveau, à tout ce qui pose devant son esprit un point d’interrogation, à tout ce qui lui offre une difficulté à résoudre. Tandis que les Egyptiens et les Chaldéens, satisfaits de leur grand essor, s’arrêtent sur place, le Grec éprouve le besoin de renouveler sans cesse l’horizon. Son idéal, c’est Ulysse « qui a vu les villes et connu la pensée de beaucoup d’hommes. » Les Grecs n’avaient pas seulement l’esprit d’aventure dans la vie réelle, ils l’avaient dans la vie intellectuelle. « Les chemins liquides », comme dit Homère, étaient presque les seuls qui leur fussent ouverts, et leurs esprits comme leurs navires étaient toujours portés au loin sur des flots changeans.

Taine oppose avec raison aux Grecs les Egyptiens, qui, questionnés par Hérodote sur la cause des crises périodiques du Nil, n’avaient rien pu répondre, n’ayant pas même fait d’hypothèse sur un point si important ; les Grecs, eux, avaient déjà imaginé trois explications, qu’Hérodote discute pour en proposer à son tour une quatrième. Encore plus que l’Egyptien, le Phénicien sémite